Le syndrome du bébé secoué : quels risques d’erreur et quelles conséquences ?
Publié en ligne le 3 août 2025 - Science et décision -
Le syndrome du bébé secoué est une forme grave de maltraitance qui affecte chaque année de très nombreux enfants dans le monde. Ce syndrome survient lorsque des nourrissons sont secoués violemment, souvent lors de pleurs incessants, parfois dans un contexte de stress ou d’épuisement de parents excédés ou dépassés. Les conséquences peuvent être dramatiques : décès ou séquelles permanentes. En France, cela pourrait toucher plusieurs centaines d’enfants de moins d’un an chaque année [1]. Aux États-Unis, le syndrome du bébé secoué représenterait un tiers de l’ensemble des décès par maltraitance chez les enfants de moins de cinq ans [2]. Des campagnes d’information sont déployées par les autorités sanitaires pour informer et prévenir ce qui constitue selon elles « la forme la plus grave de traumatisme crânien de l’enfant 1 »[3].
Si la gravité du syndrome du bébé secoué ne fait aucun doute, les critères diagnostiques et les conséquences judiciaires qui peuvent en découler suscitent des controverses. Le sujet est en effet sensible : les risques d’erreur ont des conséquences majeures. Ne pas détecter une maltraitance va laisser un enfant, s’il n’est pas décédé, ainsi que la fratrie ou les enfants partageant le même mode de garde, dans une situation dangereuse. À l’inverse, conclure à tort à de la maltraitance va conduire à mettre en examen un parent ou une autre personne en charge de l’enfant avec le risque de condamner un innocent et de séparer injustement un enfant de ses parents.
Historique
La prise de conscience de la maltraitance infantile dans le milieu médical commence avec le médecin légiste Ambroise Tardieu (1818-1879) qui rapporte en 1860 une série de 32 cas d’enfants battus [4]. Mais il faut attendre le lendemain de la Seconde Guerre mondiale pour que l’intérêt porté aux enfants maltraités prenne réellement son essor [5]. En 1971, le neurochirurgien britannique Arthur Norman Guthkelch a été le premier à suggérer que des épanchements de sang sous l’enveloppe la plus externe du cerveau (appelés hématomes sous-duraux) observés chez certains nourrissons, alors qu’aucune trace apparente de choc ou de blessure externe n’est identifiée, pouvaient résulter de secouements violents [6]. Quelques années plus tard, le radiologue pédiatrique américain John Caffey a nommé cette pathologie le whiplash shaken infant syndrome (syndrome du « coup du lapin » chez les enfants secoués), soulignant les effets du secouement rapide de la tête sur les structures cérébrales fragiles [7].
Qu’est-ce que le syndrome du bébé secoué ?
La Haute Autorité de santé (HAS) identifie le syndrome du bébé secoué comme un sous-ensemble des « traumatismes crâniens non accidentels » [8]. Elle le décrit comme un traumatisme crânio-cérébral, conséquence directe d’un secouement, seul ou associé à un impact. Les secousses sont toujours violentes, produites le plus souvent par une saisie du bébé sous les aisselles. Ce sont alors les brusques décélérations de la tête qui provoquent un ballottement du cerveau dans la boîte crânienne.
Les conséquences sont extrêmement graves : hémorragies sous-durales, arrachement des « veines ponts » (petits vaisseaux sanguins qui relient la surface du cerveau aux veines principales situées dans les couches externes du crâne), lésions cervicales, lésions de la moëlle épinière, hémorragies rétiniennes… Quand le secouement n’est pas mortel, les séquelles sont souvent très lourdes. Le syndrome du bébé secoué survient en général chez des nourrissons de moins d’un an, et plus particulièrement de moins de six mois.
Les recommandations officielles
En France
La HAS identifie, dans ses dernières recommandations datant de 2017, un ensemble de symptômes devant faire évoquer un syndrome de bébé secoué : troubles aigus de la vigilance et de la conscience, coma, apnées sévères, arrêt cardio-respiratoire, convulsions répétées, signes d’hypertension intracrânienne aiguë, plafonnement du regard, vomissements, faiblesse ou relâchement des muscles qui soutiennent le tronc, déficit moteur brutal, pâleur, etc. [8]. L’agence de santé souligne que, « étant donné l’absence de spécificité de certains signes pris isolément, leur association présente un intérêt majeur ». À cela s’ajoute, pour orienter le diagnostic vers la cause (bébé secoué), des éléments relatifs à l’historique et aux renseignements fournis par l’entourage du bébé : retard de recours aux soins, absence d’explication des signes ou explications incompatibles avec le tableau clinique ou le stade de développement de l’enfant, explications changeantes, histoire spontanément rapportée d’un traumatisme crânien minime incompatible avec la gravité observée, minimisation des symptômes de l’enfant, pleurs incessants difficiles, traumatisme, errance médicale, etc.

Dès lors qu’il y a suspicion d’un syndrome du bébé secoué, la recommandation pour le médecin est de « faire part aux parents de son inquiétude sur l’état de l’enfant et poser l’indication d’une hospitalisation systématique en urgence dans l’intérêt de la santé de l’enfant ». Le médecin doit ensuite s’assurer que l’hospitalisation est bien réalisée. Un bilan complet sera alors réalisé, bilan qui pourra inclure un scanner et une IRM cérébrale, un examen ophtalmologique, une radiographie du squelette, une échographie abdominale, etc. Dans le cas d’un secouement, « des lésions intracrâniennes (méninges et parenchyme cérébral) et/ou spinales (moelle épinière et enveloppes) et/ou oculaires sont susceptibles de survenir » [8].
Avant de conclure qu’un bébé a été secoué, il faut exclure les causes alternatives susceptibles d’expliquer les symptômes observés. La plus fréquente est un accident conduisant à un traumatisme crânien, mais d’autres causes plus rares (maladies, problèmes génétiques) sont possibles.
Les critères diagnostiques énoncés par la Haute Autorité de santé reposent exclusivement sur les lésions objectivées par le bilan et l’histoire rapportée, et non sur les facteurs de risque. Chez un nourrisson, en cas d’histoire clinique absente, fluctuante ou incompatible avec les lésions cliniques ou l’âge de l’enfant, et après élimination des diagnostics différentiels :
- le diagnostic de traumatisme crânien non accidentel par secouement est certain en cas de :
– hématomes sous-duraux plurifocaux [en plusieurs endroits distincts] avec caillots à la convexité (vertex) traduisant la rupture de veines-ponts,
– ou hématomes sous-duraux plurifocaux et hémorragies rétiniennes quelles qu’elles soient,
– ou hématomes sous-duraux unifocal [localisé en un seul endroit] avec lésions cervicales et/ou médullaires ;
- le diagnostic de traumatisme crânien non accidentel par secouement est probable en cas de :
– hématomes sous-duraux plurifocaux même sans aucune autre lésion,
– hématomes sous-duraux unifocal avec hémorragies intrarétiniennes limitées au pôle postérieur,
– hémorragies rétiniennes touchant la périphérie et/ou plusieurs couches de la rétine, qu’elles soient uni- ou bilatérales […].
Lorsque le diagnostic est établi ou fortement suspecté, l’enfant doit être considéré comme un traumatisé crânien grave, à risque particulièrement élevé de manifestations convulsives, et bénéficier d’une hospitalisation en soins intensifs pédiatriques, avec avis neurochirurgical.
En cas d’histoire clinique constante, compatible avec les lésions et avec l’âge de l’enfant, et décrivant un traumatisme crânien accidentel violent :
- le diagnostic de traumatisme crânien par secouement peut être écarté si on constate un hématome sous-dural unifocal, avec des traces d’impact, uni- ou controlatérales, compatibles avec le mécanisme allégué : contusion du cuir chevelu et éventuellement fracture linéaire en regard.
Source : Haute Autorité de santé, « Syndrome du bébé secoué ou traumatisme crânien non accidentel par secouement : démarche diagnostique », synthèse de la recommandation de bonne pratique, 2017. Sur has-sante.fr
En conclusion, chez un nourrisson, au regard de ce qui précède et « en cas d’histoire clinique absente, fluctuante ou incompatible avec les lésions cliniques ou l’âge de l’enfant, et après élimination des diagnostics différentiels », la HAS recommande de considérer le diagnostic de traumatisme crânien non accidentel par secouement (syndrome du bébé secoué) comme certain ou probable en fonctions des symptômes observés.

Les critères diagnostiques énoncés par la HAS sont très techniques et s’adressent à des professionnels de santé. Nous les reproduisons ici (voir encadré ci-dessus) car ils sont importants pour la suite de la discussion.
En France, les recommandations de la HAS de 2017 ont été endossées par une vingtaine de sociétés savantes, dont la Société française de pédiatrie [9]. Un avocat, qui représentait une association, a demandé en 2019 l’abrogation du texte, ce qui a été refusé, et un recours devant le Conseil d’État a aussi été rejeté [10]. Pour finir, la HAS a entrepris en 2023 un travail de mise à jour de ses recommandations, travail qui aurait dû être finalisé en avril 2024 mais qui n’a pas encore donné lieu à des communications [11].
Ailleurs dans le monde
Aux États-Unis, l’Académie américaine de pédiatrie a rédigé des recommandations portant sur la maltraitance physique des enfants [12]. Différents symptômes sont identifiés qui, quand ils sont présents, après avoir écarté d’autres causes possibles et en présence d’une histoire médicale qui ne correspond pas à la gravité ou au type de blessures observées, doivent évoquer un traumatisme crânien non accidentel : hémorragie sous-durale, hémorragie rétiniennes, lésions cérébrales, symptômes neurologiques, fractures, etc. Dans ses recommandations mises à jour en 2020, elle précise « qu’il n’existe pas de combinaison de signes qui soit spécifique d’un traumatisme crânien non accidentel », même si certaines observations sont plus fréquentes que dans les blessures accidentelles [13].
L’Agence nationale suédoise de santé conclut en 2016 à la fragilité des données scientifiques pour établir solidement le diagnostic de bébé secoué [14]. Elle critique un lien de causalité supposé très fort entre la « triade » (association d’un hématome sous-dural, d’hémorragies rétiniennes et d’une encéphalopathie) et le diagnostic de bébé secoué, ce que contestent les agences et sociétés savantes concernées en rappelant que les éléments de la « triade » font simplement partie d’un ensemble de signes cliniques et d’éléments contextuels qui permettent aux médecins d’établir un diagnostic fiable [15].
Les risques d’erreur de diagnostic
Toute la controverse porte donc sur la certitude du diagnostic au regard d’un tableau clinique observé.
Le risque de ne pas détecter une maltraitance est réel. Dans une étude des traumatismes crâniens chez des enfants de moins de trois ans vus à l’hôpital pédiatrique de Denver entre 1990 et 1995, 173 enfants avec traumatisme crânien non accidentel ont été identifiés [16]. Seulement 119 de ces enfants avaient eu un diagnostic de traumatisme crânien non accidentel d’emblée. Dans 54 cas, le diagnostic n’avait pas été posé lors de la première visite (il faudra en moyenne sept jours pour que le diagnostic soit corrigé, conduisant à ce que 15 de ces 54 enfants soient de nouveau blessés). Cela donne une estimation de 31 % de faux négatifs (54/173). C’est-à-dire que dans près d’un cas sur trois l’on a conclu initialement à tort à l’absence de mauvais traitement.
À l’inverse, une application stricte des critères énoncés dans la « triade » peut conduire à tort à la conclusion d’un syndrome de bébé secoué. Certaines études suggèrent que dans 5 % des cas, il est conclu à tort à un syndrome de bébé secoué (voir l’encadré ci-dessous).
La fiabilité d’une méthode diagnostique se mesure par sa sensibilité et sa spécificité. La sensibilité correspond à la probabilité de conclure positivement à raison alors que la spécificité est la probabilité de conclure négativement à raison. La sensibilité permet ainsi d’évaluer les faux négatifs et la spécificité d’évaluer les faux positifs. La fiabilité du diagnostic, quand celui-ci est fondé sur les principaux signes cliniques identifiés dans les recommandations, a été évaluée dans plusieurs publications.
Dans une étude portant sur des enfants de moins de trois ans hospitalisés en soins intensifs pour trauma crânien aigu dans 18 hôpitaux américains entre 2010 et 2021, les caractéristiques de 57 enfants dont le premier diagnostic était un traumatisme crânien non accidentel, ont été comparées aux caractéristiques de 38 enfants dont le diagnostic excluait un traumatisme crânien accidentel [1]. La sensibilité et la spécificité de quatre critères et de combinaisons de ces critères ont ainsi pu être évalués : troubles neurologiques, hémorragie sous-durale, hémorragie rétinienne grave, signe de trauma direct. Les hémorragies sous-durales sont très sensibles et peu spécifiques, alors que les hémorragies rétiniennes sont un peu moins sensibles mais plus spécifiques. Si on associe des hémorragies sous-durale et rétinienne à l’absence de signe de trauma direct, la spécificité est de 95 %. Ceci signifie que 5 % des personnes responsables d’un bébé non secoué qui a un trauma crânien peuvent être accusés à tort de maltraitance si l’on applique le critère de la concomitance d’hémorragies sous-durale et rétinienne.
Une étude portant sur 500 enfants de moins de trois ans hospitalisés en soins intensifs aux États Unis entre 2010 et 2013 a utilisé 32 caractéristiques pour regrouper ceux dont les variables cliniques se ressemblent, indépendamment de tout diagnostic préconçu [2]. Trois algorithmes différents ont été utilisés qui ont chacun abouti à l’identification de deux sous-groupes. Par ailleurs, les auteurs ont également distingué les bébés secoués des autres bébés sur la base de la « triade diagnostique » : hémorragie sous durale ou collection, trouble neurologique aigu avant admission, et hémorragie rétinienne étendue. Les auteurs concluent que « la partition algorithmique était prédictive du diagnostic du médecin et de la triade de résultats largement évoquée dans la littérature ». Toutefois, la concordance ne dépasse pas 84 %. On ne peut donc pas identifier automatiquement les bébés secoués sur la base des signes cliniques sans faire des erreurs.
Références
1 | Hymel KP et al., "An analysis of physicians’ diagnostic reasoning regarding pediatric abusive head trauma", Child Abuse & Neglect, 2022, 129:105666.
2 | Boos SC et al., "Traumatic head injury and the diagnosis of abuse : a cluster analysis", Pediatrics, 2022, 149:e2021051742.
La controverse
Il n’y a pas de controverse sur l’existence du syndrome du bébé secoué ni sur la gravité des conséquences. Ce qui est en cause, c’est la certitude du diagnostic en l’absence de traces d’impact si l’on n’a pas trouvé d’autres explications aux symptômes observés, et la fréquence des erreurs de diagnostic qui pourraient en découler. La controverse prend toute son ampleur dans les conséquences médicales des erreurs de diagnostic et les erreurs judiciaires qui en découlent.
Une « triade » diagnostique et la certitude du diagnostic
La controverse est parfois résumée, à tort, au fait que les recommandations existantes se ramèneraient à un ensemble de trois éléments (la « triade ») permettant de conclure de façon certaine au syndrome de bébé secoué, conduisant ainsi à des diagnostics erronés. Aucune recommandation ne s’appuie sur une telle triade. Ce qui est en réalité l’objet de la discussion, c’est le degré de certitude que l’on peut avoir sur le diagnostic de secouement sans preuve directe du secouement.
En France, les recommandations de la HAS affirment que, « en cas d’histoire clinique absente, fluctuante ou incompatible avec les lésions cliniques ou l’âge de l’enfant, et après élimination des diagnostics différentiels, le diagnostic de traumatisme crânien non accidentel par secouement est certain » avec la présence de certains symptômes caractéristiques. Cette affirmation d’un diagnostic « certain » suppose d’être « certain » que tous les diagnostics différentiels ont été écartés. Ce qui est une impossibilité logique. Les associations qui contestent les recommandations de la HAS affirment que bon nombre de ces diagnostics différentiels « sont encore mal reconnus par le corps médical » [17].
Maladies rares et explications alternatives
Le principal diagnostic alternatif identifié dans les recommandations de la HAS est le traumatisme crânien accidentel. Mais alors, précise l’agence, « dans ce cas, l’histoire clinique doit être parfaitement constante et concordante » et « seuls les traumatismes accidentels avec forte décélération (type accident de la route) » peuvent expliquer le tableau clinique similaire à celui d’un syndrome de bébé secoué. C’est un renversement de la charge de la preuve. Si l’on n’est pas certain que la cause est accidentelle, le trauma provient-il forcément de la maltraitance ?
Par ailleurs, un certain nombre de maladies relativement rares peuvent présenter des caractéristiques évoquant un traumatisme crânien. Dans ses recommandations actualisées de 2017, la HAS évoque la nécessité d’écarter d’autres causes possibles avant de conclure à un traumatisme crânien non accidentel, et éventuellement, à un bébé secoué, sur la base des critères diagnostiques retenus. Elle identifie un certain nombre de diagnostics médicaux rares.
Ainsi, dans une série de 404 cas d’hématome sous-dural chez des enfants de moins de trois ans traités à l’hôpital Necker entre septembre 1994 et avril 2004, quatre cas de maladies rares, voire très rares dans la population générale ont été observés [18]. Ces maladies représentent donc, dans cette étude, 1 % des diagnostics. Certaines causes alternatives pourraient être écartées a priori parce qu’elles sont très rares dans la population générale. Mais c’est une erreur de logique : certains risques très rares dans la population générale sont bien moins rares chez les enfants se présentant à l’hôpital avec une hémorragie sous-durale inexpliquée.

Le choix du vocabulaire et le risque de raisonnement circulaire
Les études scientifiques réalisées sur le sujet se heurtent à la difficulté de l’identification des bébés vraiment secoués. Il est en effet rare d’avoir des témoins objectifs fiables ou des vidéos qui prouvent la réalité du secouement. L’usage du terme de « syndrome du bébé secoué » comme catégorie médicale de diagnostic peut apparaître alors comme problématique, en particulier dans ses dimensions juridiques, car il risque d’induire un raisonnement circulaire : le diagnostic posé sur la base d’un tableau clinique inclut, dans son libellé même, une présomption de culpabilité. L’enquête judiciaire qui s’ensuit aura pour point de départ un diagnostic de « syndrome de bébé secoué » pouvant induire un biais dans l’instruction.
En 2009, l’Académie américaine de pédiatrie adopte le terme de Abusive Head Trauma (traumatisme crânien infligé ou traumatisme crânien non accidentel) en remplacement de celui de syndrome du bébé secoué pour rendre compte du fait que les traumatismes crâniens infligés aux enfants peuvent impliquer d’autres forces biomécaniques que les seuls secouements [19]. Au Canada, en 2020, les autorités de santé ont retenu le terme de « traumatisme crânien causé par la maltraitance des enfants » [20].
Avec ces questions de vocabulaire, on touche à la difficile délimitation entre le rôle du médecin en charge du diagnostic et des soins, et celui de la justice chargée d’identifier les responsabilités et de décider des éventuelles condamnations. Jusqu’à quel point un médecin, lorsqu’il prend en charge un nourrisson, peut-il caractériser le côté intentionnel ou non intentionnel du traumatisme ? Comment doit être présentée l’expertise médicale en justice ? Comment gérer les inévitables erreurs de diagnostic ? La nécessaire prévention et la protection des enfants rend la réponse à cette question encore plus épineuse.
Médecine et justice
En France, la HAS rappelle dans ses recommandations que « puisqu’il s’agit d’une infraction pénale certaine ou possible, le signalement au procureur de la République s’impose ». Mais elle précise que ce signalement ne doit pas « nommément mettre en cause ou viser une personne comme auteur de faits » et doit exclure « tout élément de datation des lésions ».
C’est alors à la justice d’établir les faits, de les qualifier pénalement : la cause est-elle accidentelle ou non ? S’agit-il d’un secouement du bébé ? Qui en est responsable ? À quand remontent les faits ? Nous entrons là dans le monde judiciaire où la preuve et l’expertise sont régis par un autre cadre que celui du domaine scientifique. La fragilité de l’expertise scientifique en justice a souvent été soulignée (voir à ce sujet le dossier de Science et pseudo-sciences [21]).
Aux États-Unis, un registre tenu à jour depuis 1989 dans le cadre d’un projet mis en place par plusieurs universités identifie 38 cas de personnes condamnées pour maltraitance à enfant par secouement (syndrome du bébé secoué) puis innocentées par la justice [22].
Conclusions
Les violences faites aux enfants sont une réalité et, selon la présidente de la Société française de pédiatrie médico-légale, sa reconnaissance se heurte encore à « la difficulté à voir et concevoir que ces violences concernent 10 % des enfants [de 0 à 17 ans] dans les pays industrialisés » [23]. Cette estimation est tirée d’une publication de 2009 qui suggère que, dans les pays à revenu élevé, « chaque année environ 4 à 16 % des enfants [définis ici comme âgés de 0 à 17 ans] sont victimes de maltraitance physique » [24].
Le risque de condamner un innocent à tort est rare, mais il est réel. Il a des conséquences sur l’enfant qui peut être séparé de sa famille et placé dans une institution.
Le risque de ne pas détecter un enfant maltraité est certainement beaucoup plus grand, si l’on en juge par les nombreux faits divers dans lesquels on a découvert la maltraitance d’enfants après avoir raté de multiples occasions de détection. Une étude de 100 cas de traumatisme crânien infligé a montré que 79 d’entre eux avaient présenté antérieurement des signes d’hypertension intracrânienne ou de maltraitance [25].
Si la protection de l’enfance reste une priorité, elle doit répondre à une équation difficile : « apporter une réponse adaptée aux besoins du mineur présumé victime, en particulier en matière de protection, et prendre en compte la nécessaire présomption d’innocence du mis en cause, qui appartient le plus souvent au cercle familial » [23].
Il n’y aura peut-être jamais de solution parfaite. Mais ne pas essayer de mesurer plus précisément les risques de diagnostics erronés, qu’il s’agisse de faux positifs aussi bien que de faux négatifs, ne pourrait qu’entretenir l’ignorance et la controverse. Sur le plan médical, il est reconnu que la démarche diagnostique doit être la plus collégiale possible et les réunions de concertation pluridisciplinaire (RCP) regroupant des professionnels de santé de différentes disciplines concernées pour prendre « la meilleure prise en charge en fonction de l’état de la science » sont encouragées [26]. La mise en place d’un centre de référence consacré à ce sujet et qui pourrait faire des études rigoureuses sur ce problème très difficile pourrait peut-être contribuer à faire avancer la connaissance. Un centre de référence « rassemble une équipe hospitalière hautement spécialisée ayant une expertise avérée pour une maladie rare – ou un groupe de maladies rares – et qui développe son activité dans les domaines des soins, de l’enseignementformation et de la recherche » [27]. Il en existe plus d’une centaine en France, dédiés à des maladies rares ou complexes.
1 | Paget LM et al, "La maltraitance pendant l’enfance et ses conséquences :un enjeu de santé publique", Bulletin épidémiologique hebdomadaire, 2019, 27:533-40
2 | US Centers for Disease Control and Prevention, "About abusive head trauma", mai 2024.
3 | Ministère du Travail, "Syndrome du bébé secoué : une maltraitance qui peut être mortelle", janvier 2022.
4 | Vassigh DD, "Les experts judiciaires face à la parole de l’enfant maltraité : le cas des médecins légistes de la fin du XIXe siècle", Revue d’histoire de l’enfance irrégulière, 1999, 2:97-111
5 | Mireau E, "Maltraitance du nourrisson : le syndrome du bébé secoué", Laenec, 2008, 1:18-25
6 | Guthkelch AN, "Infantile subdural haematoma and its relationship to whiplash injuries", British Medical Journal, 1971, 2:430
7 | Caffey J, "The whiplash shaken infant syndrome : manual shaking by the extremities with whiplash-induced intracranial and intraocular bleedings, linked with residual permanent brain damage and mental retardation", Pediatrics, 1974, 54:396-403
8 | Haute Autorité de santé, "Syndrome du bébé secoué ou traumatisme crânien non accidentel par secouement : démarche diagnostique", synthèse de la recommandation de bonne pratique, 2017
9 | Haute Autorité de santé, "La HAS réaffirme l’importance de sa recommandation sur le diagnostic de syndrome du bébé secoué", décembre 2019.
10 | Conseil d’État, 1ère - 4ème chambres réunies, 7 juillet 2021. Sur legifrance.gouv
11 | Haute Autorité de santé, "Syndrome du bébé secoué (SBS) : traumatisme crânien non accidentel par secouement (TCNA)", note de cadrage, 26 avril 2023
12 | Christian CW, "The evaluation of suspected child physical abuse", Pediatrics, 135:e20150356
13 | Narang SK et al., "Abusive head trauma in infants and children", Pediatrics, 2020 ;145:e20200203
14 | Elinder G et al., "Traumatic shaking, the role of the triad in medical investigations of suspected traumatic shaking", Acta Paediatrica, 2018, 107:3-23
15 | Saunders D et al., "Throwing the baby out with the bath water : response to the Swedish Agency for Health Technology Assessment and Assessment of Social Services (SBU) report on traumatic shaking"], Pediatric Radiology, 2017, 47:1386-9
16 | Jenny C et al., "Analysis of missed cases of abusive head trauma", Journal of the American Medical Association, 1999, 281:621-6
17 | Association Adikia, "Syndrome du bébé secoué : diagnostics différentiels", 2024.
18 | Mireau E, "Syndrome du bébé secoué : hématome sous-dural du nourrisson et maltraitance. À propos d’une série de 404 cas.", Thèse pour le Doctorat en médecine, Université René Descartes, 2005
19 | Narang SK, "Abusive head trauma in infants and children", Pediatrics, 2020, 145:e20200203
20 | Société canadienne de pédiatrie, "Déclaration conjointe sur le trauma crânien causé par la maltraitance des enfants", rapport, 2020
21 | "Expertise scientifique en justice : quelle fiabilité ?", SPS n°348, avril 2024
22 | The National Registry of Exoneration, site web.
23 | Société française de pédiatrie médico-légale, "Syndrome du bébé secoué : l’expertise médico-légale est d’abord au service des enfants", 23 juillet 2019.
24 | Gilbert RMD et al., "Burden and consequences of child maltreatment in high-income countries", The Lancet, 2009, 373:68-81
25 | Laurent-Vannier A et al., "High frequency of previous abuse and missed diagnoses prior to abusive head trauma : a consecutive case series of 100 forensic examinations", Child Abuse Review, 2020, 29:231-41
26 | Haute Autorité de santé, "Réunion de concertation pluridisciplinaire", fiche DPC, 2017
27 | Ministère de la Santé, "Maladies rares : l’offre de soins", 6 août 2024.
1 Toutes les traductions depuis l’anglais ont été faites par les rédacteurs de l’article.
Publié dans le n° 352 de la revue
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Les auteurs
Catherine Hill

Catherine Hill est épidémiologiste et biostatisticienne, spécialiste de l’étude de la fréquence et des causes du (…)
Plus d'informationsJean-Paul Krivine

Rédacteur en chef de la revue Science et pseudo-sciences (depuis 2001). Président de l’Afis en 2019 et 2020. (…)
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