Accueil / Le rôle de la confiance et du politique dans le complotisme

Le rôle de la confiance et du politique dans le complotisme

Publié en ligne le 3 décembre 2021 - Conspirationnisme -

Les psychologues ont remarquablement bien identifié les processus cognitifs conduisant aux croyances infondées. On parle de croyance infondée lorsqu’il existe un déséquilibre massif entre la force, le crédit, la conviction ou la foi que l’on accorde à une proposition et la faiblesse des arguments empiriques ou théoriques susceptibles de la soutenir. En ce sens, une croyance infondée n’est pas nécessairement fausse, mais la probabilité qu’elle le soit est très grande. C’est sans doute là un des aspects les plus fascinants de la psychologie humaine : le fait que la puissance de nos croyances soit souvent inversement proportionnelle à la force des arguments dont nous disposons pour les soutenir. On peut ranger parmi les convictions infondées des croyances aussi disparates que la psychokinèse (capacité de l’esprit à agir directement sur la matière), la vie après la mort, le dualisme esprit-matière, l’astrologie, la voyance, les croyances religieuses et, bien sûr, les théories complotistes. Il faut noter ici que bien que ces croyances infondées recouvrent des contenus très différents, les processus cognitifs qui les produisent sont similaires, voire identiques [1, 2].

Les déterminants des croyances infondées

Les causes de l’élaboration de ces croyances sont nombreuses. Il est possible de distinguer les causes internes, c’est-à-dire en relation avec les caractéristiques cognitives d’un individu, des causes externes, celles qui sont liées aux caractéristiques de l’environnement. Bien sûr, ces causes, internes ou externes, interagissent fortement et la nature de cette interaction est au cœur de l’analyse proposée dans cet article.

La Tentation de Saint Antoine,
Joos van Craesbeeck (c.1605-c.1660)

Parmi les causes internes, il est d’usage de faire référence à la théorie selon laquelle notre système cognitif peut procéder selon deux modes différents de traitement de l’information. Selon les auteurs [3, 4, 5], la dénomination de ces deux systèmes et leurs caractéristiques peuvent varier (système 1 / système 2 ; système intuitif / système analytique ; système rapide / système lent), mais un consensus théorique général s’est établi autour de la thèse selon laquelle l’exploitation de l’un ou l’autre de ces systèmes a un effet remarquable sur l’établissement de croyances infondées. Pour simplifier, disons que le système intuitif est à l’origine d’un mode de traitement de l’information peu coûteux, automatique, partiel, rapide, sensible à la dimension émotionnelle. On l’appelle intuitif parce qu’il va fréquemment dans le sens de nos intuitions telles qu’on peut les développer avant toute forme d’analyse complète des informations dont on dispose. Un tel système présente l’avantage de permettre des réponses rapides et l’inconvénient de produire des réponses qui peuvent être non optimales, susceptibles d’induire des comportements inadaptés et des croyances infondées. À l’inverse, le système analytique est un système plus lent, plus coûteux en termes de ressources cognitives, notamment en raison de l’implication de la mémoire de travail, et faisant appel à une analyse plus exhaustive des informations disponibles. Le fait même d’activer ce système permet souvent la production de réponses plus cohérentes et valides [6]. Le système intuitif est, pourrait-on dire, le système par défaut, c’est-à-dire celui qui a tendance à être engagé spontanément. C’est la raison pour laquelle, selon des psychologues de l’université de Bristol [7], la possibilité de lui résister et d’éviter certains des biais cognitifs dont il est à l’origine dépend fortement de la capacité d’inhibition telle qu’on peut la mesurer dans des tâches requérant de résister à des automatismes cognitifs (même si le système analytique ne nous met pas à l’abri d’erreurs et d’autres biais cognitifs). Ces auteurs ont ainsi montré que les sujets les moins aptes au contrôle inhibiteur étaient aussi les plus enclins à raisonner de manière intuitive (voir encadré).

Les causes exogènes ou environnementales

Les deux systèmes de traitement de l’information coexistent en chacun de nous et un très grand nombre de facteurs externes contribuent à moduler leur poids respectif. Bien sûr, le niveau d’éducation et la culture dans laquelle on vit sont déterminants. Plusieurs études montrent que le niveau de croyances infondées est corrélé négativement avec le niveau d’éducation, même si un haut niveau de formation ne garantit pas d’y échapper [8].

Le Confident,
Guy Pène du Bois (1884-1958)

Mais deux facteurs, non strictement culturels, sont déterminants. Il s’agit du niveau de stress et du sentiment de contrôle. L’hypothèse d’une relation causale entre niveau de stress et production de croyances infondées a très tôt été émise par l’anthropologue Bronislaw Malinowski qui avait observé que les indigènes des îles Trobriand qui pêchaient à l’extérieur du lagon développaient beaucoup plus de rituels et croyances magiques que ceux qui pêchaient dans ses eaux calmes et protégées [9]. Il en avait inféré que le stress généré par les aléas de la pêche au large était la cause de la surproduction relative de croyances magiques. Plus récemment, une étude [10] a montré que la fréquence de croyances infondées dans la période 1918-1940 en Allemagne et aux États-Unis est très bien corrélée à la perception subjective d’un risque majeur en termes de crise économique. De la même manière, une autre étude [11] a révélé que, toutes choses étant égales par ailleurs, les femmes israéliennes résidant à portée de missiles pendant la guerre du Golfe étaient beaucoup plus enclines à développer des croyances magiques que celles qui vivaient hors de portée de ces missiles. Ce qui n’était au départ, malgré tout, qu’une observation de type corrélationnelle est désormais une théorie causale bien corroborée empiriquement. Plusieurs auteurs ont adopté un paradigme consistant à jouer expérimentalement sur le niveau de stress afin d’en évaluer les effets sur l’adoption de croyances magiques. Qu’il s’agisse d’expériences en laboratoire ou en situations plus réelles, l’effet du stress est massif : il amplifie le recours au système intuitif et favorise le développement de croyances infondées.

Jeanne d’Arc écoutant les voix,
Léon Bénouville (1821-1859)

Il en va de même du sentiment de contrôle. Dans une expérience menée en 2008 [12], deux chercheurs ont simplement demandé à des sujets de se remémorer des épisodes de leur vie où ils ont eu le sentiment d’avoir ou non le contrôle de leurs actions. Le simple fait d’évoquer des épisodes où le contrôle était faible a conduit à un accroissement sensible d’adhésion à de nombreuses formes de croyances infondées. Le sentiment de perte de contrôle et le stress contribuent ainsi à la prédominance du système intuitif sur le système analytique et peuvent donc aisément conduire un individu sceptique à devenir croyant, au moins ponctuellement, quand certaines conditions environnementales sont réunies. Pour certains auteurs [13], face à une situation personnelle difficile, l’engagement dans des formes de pensée religieuse radicale contribue à une réduction massive du sentiment de perte de contrôle.

Raisonnements intuitif et analytique


Voici deux exemples de problèmes classiquement utilisés pour évaluer notre propension à raisonner de manière intuitive ou analytique.

  • Problème 1 : une raquette de tennis et un jeu de balles valent 11 euros. La raquette de tennis vaut 10 euros de plus que le jeu de balles. Combien vaut la raquette ?
  • Problème 2 : si 5 machines réalisent 5 objets en 5 minutes, combien de temps faudra-t-il pour que 100 machines réalisent 100 objets ?

Sur la base d’informations de surface aisément accessibles, le système intuitif produit spontanément les réponses : 10 euros pour le problème 1 et 100 minutes pour le problème 2. Les bonnes réponses, celles supposées être issues du système analytique, sont : 10,5 euros et 5 minutes. Les premières réponses ont tendance à rapidement s’imposer alors que les bonnes réponses exigent, d’une part, une forme minimale de doute sur la validité des réponses initiales, d’autre part, une capacité d’analyse critique nécessaire pour définitivement les rejeter puis les corriger.

Conséquences politiques

Le niveau de scepticisme ou de crédulité est probablement une composante relativement stable d’une personnalité adulte. Mais cette stabilité est soumise à des facteurs externes dont on vient de voir qu’ils pouvaient avoir un effet non négligeable, raison pour laquelle probablement tant de personnes ont plongé dans le complotisme le plus radical lors de la pandémie de Covid-19. Qu’en est-il de l’impact potentiel de notre société eu égard aux facteurs externes que nous venons de présenter ? J’analyserai cet impact à trois niveaux différents, ces niveaux étant distingués pour plus de clarté bien qu’étant très largement interdépendants.

Le premier niveau est socio-économique et politique. Si le niveau de stress et le sentiment de perte de contrôle accroissent naturellement l’activité du système intuitif, alors il est vraisemblable que les caractéristiques socio-économiques de notre société contribuent à la prédominance du système intuitif sur le système analytique. La crainte du déclassement, accrue par l’émergence des nouvelles technologies, la précarité croissante dans de nombreux secteurs d’activité et l’accroissement des inégalités sont, selon deux épidémiologistes anglais [14], des facteurs puissants d’anxiété et d’épuisement cognitif, notamment en raison de la nécessité de se maintenir toujours à un niveau de performance maximal. Il en résulte le phénomène dit « d’épuisement de l’ego », une forme d’épuisement psychique qui accroît le niveau d’activité du système intuitif au détriment du système analytique [15]. Dans un tel contexte, le refuge qu’offrent les multiples croyances infondées constitue un piège redoutable auquel il est difficile d’échapper.

Le deuxième niveau est lié au sentiment de perte de contrôle induit par une société qui constitue un système contraignant dont les citoyens peuvent ne plus se percevoir comme d’authentiques acteurs, mais comme les éléments interchangeables qui n’ont plus de prise sur lui [16]. Plus la technologie s’accroît, moins nous sommes en mesure de la comprendre, plus nous en sommes dépendants, le tout conduisant à un sentiment croissant d’aliénation et de perte de contrôle. Le recours aux multiples croyances infondées qui prolifèrent actuellement sur le marché de l’information pourrait constituer un moyen de restaurer un semblant d’autonomie et de contrôle de sa vie. Cela expliquerait le paradoxe souvent identifié d’une société hautement développée scientifiquement comme technologiquement et néanmoins très féconde en termes de croyances infondées anti-scientifiques ou pseudo-scientifiques.

Le troisième niveau est à la fois politique et technologique. Il est déterminant dans l’explication du complotisme en tant que croyance infondée ayant pris une ampleur démesurée ces dix dernières années. Nous désignons ici par complotisme une croyance infondée qui résulte des mêmes processus cognitifs que ceux qui sont impliqués dans la pensée magique, la superstition, la religion… Si le complotisme ne date pas d’aujourd’hui, un consensus existe autour de la thèse selon laquelle le marché dérégulé de l’information, s’accompagnant d’un accroissement exponentiel de la quantité d’informations présentes sur Internet, a été un facteur déterminant de son exacerbation [17]. Mais pour bien comprendre cet effet de nature technologique ou informationnelle, il faut faire intervenir le concept de confiance.

L’économiste Edward Herman et le linguiste Noam Chomsky [18] décrivent l’impossibilité pour un citoyen disposant de ressources cognitives nécessairement limitées et d’un temps non extensible de parvenir à porter un jugement éclairé sur toutes les informations circulant sur Internet ou diffusées par les médias. Par conséquent, nous connaissons et nous croyons principalement par procuration. Il est quasiment impossible d’évaluer rigoureusement la théorie scientifique même la plus modeste dès lors qu’elle se situe hors de son champ de compétence. De même, les faits empiriques les plus basiques ne peuvent faire l’objet d’une validation directe car ils sont nécessairement rapportés par un tiers, qu’il s’agisse d’un journaliste, d’un scientifique ou d’un simple quidam. Par conséquent, la confiance est un élément qui conditionne l’acceptation d’informations, la constitution de connaissances ou l’élaboration de croyances infondées.

Lasse,
Jules Bastien-Lepage (1848-1884)
Nasjonalmuseet, Oslo (CC-BY)

Or notre société est frappée d’une grave crise de confiance [19] ou, plus précisément, d’un déplacement de la confiance. Selon la philosophe Michela Marzano [20], les instances habituellement porteuses d’un discours « autorisé » font l’objet d’une défiance croissante. La confiance verticale, y compris celle faisant intervenir les scientifiques ou de quelconques autorités morales, s’est effritée au profit d’une confiance horizontale, celle faisant intervenir le citoyen lambda (un alter ego parfois anonyme, souvent inconnu, identifié comme fiable car supposé non soumis au conflit d’intérêt). Un tel phénomène conduit à substituer la logique du témoignage à la logique de la preuve et de la démonstration ou de l’explication. Non seulement le savoir et la connaissance vont laisser leur place à la croyance et à l’opinion, mais le caractère relatif et contestable de toute connaissance devient comme une marque suprême de la pensée alternative, ouverte et démocratique : celle qui échappe au « système » comme concept fourretout représentant le pouvoir en place.

Rappelons que dans une étrange et fascinante inversion des rôles, le complotiste se perçoit comme un sceptique quand les autres sont identifiés comme des crédules, incapables d’exercer l’esprit critique nécessaire pour déjouer les mensonges du pouvoir.

Références


1 | Lindeman M, Svedholm AM, “What’s in a term ? Paranormal, superstitious, magical and supernatural beliefs by any other name would mean the same”, Review of General Psychology, 2012, 16 :241-55.
2 | Ripoll T, Pourquoi croit-on ?, Sciences humaines, 2020.
3 | Evans JSBT, “Dual-processing accounts of reasoning, judgment, and social cognition”, Annual Review of Psychology, 2008, 59 :255-78.
4 | Epstein S et al., “Individual differences in intuitive experiential and analytical-rational thinking styles”, Journal of Personality and Social Psychology, 1996, 71 :390-405.
5 | Kahneman D, Thinking, fast and slow, Penguin, 2012 (traduction française : Système 1, système 2. Les deux vitesses de la pensée, Flammarion).
6 | Gervais WM, Norenzayan A, “Analytical thinking promotes religious disbelief”, Science, 2012, 336 :493-6.
7 | Lindeman M et al., “Is weaker inhibition associated with supernatural beliefs ?”, Journal of Cognition and Culture, 2011, 11 :231-9.
8 | Van Prooijen JW, “Why education predicts decreased in conspiracy theory”, Applied Cognitive Psychology, 2017, 31 :30-58.
9 | Malinowski B, Magic, science, and religion and other essays, Beacon Press, 1948.
10 | Padgett VR, Jorgenson DO, “Superstition and economic threat : Germany, 1918–1940”, Personality and Social Psychology Bulletin, 1982, 8 :736-41.
11 | Keinan G, “Effects of stress and tolerance of ambiguity on magical thinking”, Journal of Personality and Social Psychology, 1994, 67 :48-55.
12 | Whitson JA, Galinsky AD, “Lacking control increases illusory pattern perception”, Science, 2008, 322 :115-7.
13 | Kay AC et al., “Compensatory control : In the mind, in our institutions, in the heavens”, Current Directions in Psychological Science, 2009, 18 :264-8.
14 | Pickett K, Wilkinson R, Pour vivre heureux, vivons égaux ! Comment l’égalité réduit le stress, préserve la santé mentale et améliore le bien-être de tous, Les liens qui libèrent, 2019.
15 | Kelemen D, Rosset E, “The human function compunction : Teleological explanation in adults”, Cognition, 2009, 111 :138-43.
16 | Gowdy J, Krall L, “Agriculture as a major evolutionary transition to human ultrasociality”, J Bioecon, 2014, 16 :179-202.
17 | Bronner G, Apocalypse cognitive, PUF, 2021.
18 | Herman E, Chomsky N, La fabrication du consentement : de la propagande médiatique en démocratie, Agone, 2008.
19 | Moatti P, « La confiance : approche historique et sociologique », Le labo de la confiance, 3 novembre 2011.
20 | Marzano M, Le Contrat de défiance, Grasset, 2010.

Publié dans le n° 337 de la revue


Partager cet article


L' auteur

Thierry Ripoll

Professeur de psychologie cognitive à Aix-Marseille Université et membre du Laboratoire de psychologie cognitive (...)

Plus d'informations

Conspirationnisme

Conspirationnisme et théories du complot sont des concepts aux frontières parfois floues. La sociologue Eva Soteras propose quatre « piliers » qui peuvent permettre de caractériser une théorie du complot : 1. l’absence de hasard ou de coïncidences ; 2. tous les événements sont le fruit d’actions cachées (« à qui profite le crime ? ») ; 3. tout n’est qu’illusion (« on nous ment ») 4. et tous les événements qui font l’histoire sont liés entre eux.