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Les « entrepreneurs de la peur » et la spirale de l’inquiétude

Publié en ligne le 5 avril 2019 - Esprit critique et zététique -
Éditorial de Science et pseudo-sciences n°328 (avril 2019)

Daniel Kahneman, Prix Nobel d’économie et fondateur de l’économie comportementale, décrivait en 2012 la « cascade de disponibilité » comme une spirale de l’inquiétude [1] :

« Une cascade de disponibilité est une chaîne autoentretenue d’événements, qui peut partir de réactions dans les médias à un événement relativement mineur et aboutir à une panique publique et à des actions à grande échelle du gouvernement. Dans certains cas, un article ou un reportage sur un risque attire l’attention d’une partie du public, dès lors inquiet et en éveil. Cette réaction émotionnelle suscite à son tour l’intérêt des médias qui renforcent sa couverture, ce qui accroît encore l’inquiétude et l’implication.
Ce cycle est parfois sciemment accéléré par des “entrepreneurs de la disponibilité”, des individus ou des organisations qui travaillent pour garantir un flux incessant d’informations angoissantes. Le danger est de plus en plus exagéré tandis que les médias entrent en concurrence pour en faire les gros titres. Les scientifiques ou les autres entités qui tentent de calmer la peur ou le dégoût grandissants n’attirent que peu d’attention, voire suscitent des réactions hostiles : quiconque prétend que le danger est exagéré est soupçonné de collusion avec un “complot monstrueux”
 ».

L’heuristique de disponibilité décrit notre propension à juger un sujet donné, non pas en rassemblant les données objectives existantes, mais à partir de la facilité que l’on a à retrouver dans notre mémoire des illustrations particulières. Ainsi, pour infléchir nos jugements, des « entrepreneurs de la peur » 1 saturent l’espace médiatique d’annonces et d’émissions fondées sur des informations partielles ou erronées et sur des témoignages chargés d’émotion. Ils exploitent des biais cognitifs bien connus : aversion au risque, grande sensibilité à toute information anxiogène, tendance à la surestimation des faibles probabilités, etc. Ce faisant, tout débat de fond se trouve étouffé car l’attention générale reste focalisée sur un risque, sans doute mineur, mais présenté comme majeur et imminent

On reconnaît ici un mécanisme à l’œuvre de façon particulièrement frappante dans la controverse actuelle autour du glyphosate : médiatisation quasi-quotidienne de réactions suite à des tests urinaires sans réelle valeur scientifique, reportages à charge, occultation des avis des agences sanitaires… Mais il s’applique également à des sujets tels que les effets des ondes électromagnétiques, la consommation d’OGM, la prise en charge de la maladie de Lyme ou le changement de formule du Lévothyrox. La vaccination a elle aussi fait l’objet de cette spirale de l’inquiétude (ainsi, le documentaire « Silence on vaccine » passait encore il y a quelques années sur une chaîne du service public [2]). Il est possible que la résurgence sous forme d’épidémies de maladies qui peuvent être prévenues par la vaccination, combinée aux messages des autorités sanitaires et à l’information scientifique, ait contribué à limiter la portée de ces campagnes.

Tout cela conduit, bien évidemment, à centrer l’attention sur une classe de problèmes en négligeant les actions vis-à-vis d’autres sujets dont le risque est pourtant plus important et la gravité bien mieux documentée.

Science et pseudo-sciences
Références

 1 | Kahneman D, Thinking, Fast and Slow, Penguin, 2012 (publié en français : Système 1 / Système 2, Les deux vitesses de la pensée, Flammarion, coll. Champs, 2016. Voir SPS n° 319, janvier 2017, p. 36).

 2 | Brigitte Axelrad, « Silence, on vaccine… », SPS n° 289, janvier 2010.

1 Concept proposé par le sociologue Jocelyn Raude pour l’analyse des controverses médicales contemporaines, et inspiré des travaux d’Erving Goffman (1922-1982).