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Les leçons de la condamnation de Giordano Bruno

Publié en ligne le 17 décembre 2009 - Histoire des sciences -

« Giordano Bruno, des signes des temps », cette pièce de Laurent Vacher et de la Compagnie du Bredin revient sur scène en France, en octobre 2009, au moment où l’Église catholique se penche sur le « cas Giordano Bruno ». Va-t-elle réviser ce fameux procès ? « Peut-être », affirmait en mai 2009 Nicola Cabibbo, Président de l’Académie pontificale des Sciences, à Famiglia cristiana : « J’ai évoqué cette question au Vatican, pour l’instant j’attends la réponse […] La théorie de Bruno est maintenant démontrée par l’existence d’exoplanètes observées depuis les télescopes spatiaux. » 1

On se souvient en effet qu’en 1600, Giordano Bruno, après huit années d’incarcération, avait été condamné par l’Inquisition romaine à mourir par le feu : elle rejetait notamment sa théorie sur l’univers infini, habité par d’autres humanités. Cependant, l’Église laissait au pauvre philosophe la possibilité de sauver sa vie en reniant ses idées. Mais contre l’attente de ses juges, il préféra monter sur le bûcher plutôt que d’abjurer.

Cabibbo n’est pas la première personnalité catholique à souhaiter publiquement la révision du procès. Le Père jésuite George Coyne, directeur de la Specola Vaticana, avait aussi formulé une demande voilée en décembre 1992. Deux mois après la « réhabilitation » de Galilée par Jean-Paul II, à laquelle il avait œuvré, Coyne avait déclaré : « L’Église n’exclut plus l’existence d’autres êtres intelligents dans l’univers. Aujourd’hui, Giordano Bruno, condamné pour son hérétique affirmation relative à la pluralité des mondes habités, ne ferait plus scandale. » 2 Beaucoup d’historiens établissent un parallèle entre Bruno et Galilée. Ce sont pourtant des cas distincts, au-delà de la peine atroce subie par Bruno. Certes, ils ont eu affaire au même inquisiteur, le futur saint Robert Bellarmin (1542-1621), leurs procès se sont déroulés devant le même tribunal ; mais les charges diffèrent.

Controverse cosmologique ou blasphème ?

Giordano Bruno (1548-1600) fut arrêté à Venise en 1592 principalement sur dénonciation de blasphème. Par la suite, les inquisiteurs ajoutèrent d’autres accusations, réduites par le cardinal Bellarmin à huit, dont celles-ci :

  1. Prétendre avoir démontré le mouvement de la Terre sans contredire les écritures ;
  2. Avoir opposé l’idée d’un univers infini, éternel et composé de mondes innombrables à l’idée de la Création divine.

Le mot hérésie ne fut pas alors accolé au mouvement de la Terre. Et pour cause, ce n’en était pas une. Quand Nicolas Copernic (1473-1543) avait publié son De Revolutionibus Orbium Cœlestium, il l’avait dédié au pape Paul III (qui ne l’avait pas rejeté) : cet ouvrage avait alors échappé à la censure. L’héliocentrisme – donc aussi le mouvement de la Terre – ne fut officiellement proscrit que seize ans après le supplice de Giordano Bruno. Lors d’une instruction contre Galilée, Robert Bellarmin, en sa qualité de Cardinal Inquisiteur, avait soumis à ses conseillers deux propositions : « 1 : Le Soleil est le centre du monde et, par conséquent, il n’est pas affecté d’un mouvement local ; 2 : La Terre n’est pas le centre du monde et n’est pas immobile, mais se meut toute entière et aussi d’un mouvement diurne. »

Les théologiens répondirent à l’unanimité que la première affirmation était « stupide » et « absurde » en philosophie, et « hérétique » en religion ; la deuxième, sans être déclarée hérétique, « méritait la même censure que la première en philosophie ». En 1616, le cardinal Bellarmin notifia personnellement cette conclusion à Galilée et fit apposer dans le procès verbal la mention « docere quovis modo » qui interdisait au savant, sous peine de tomber dans l’hérésie, d’« enseigner [l’héliocentrisme] par quelque moyen que ce soit  ». Or Galilée ne tiendra pas compte de cette injonction en publiant le Dialogue des deux plus grands systèmes du monde (1632). Voici donc déjà deux différences importantes entre les procès de Bruno et de Galilée : d’une part, la thèse du mouvement de la Terre qui n’était pas une hérésie pour Bruno le devient pour Galilée et, d’autre part, les accusations de blasphème. Aucun blasphème ne fut imputé en effet à Galilée qui était, on le sait, un catholique sincère.

Depuis très longtemps, la presse catholique insinue que Galilée fut sanctionné pour désobéissance à Bellarmin, pas pour hérésie. En 1633, une telle allégation aurait été grotesque : non seulement le Dialogue avait été mis à l’Index, mais Galilée, dans son abjuration, se reconnaissait « véhémentement suspect d’hérésie ». En outre, afin d’éradiquer l’héliocentrisme du milieu savant, le pape avait chargé les nonces de diffuser la sentence parmi les professeurs de mathématiques et de philosophie.

Galilée face au tribunal de l’Inquisition (Peinture de Joseph-Nicolas Robert-Fleury)

La « réhabilitation » de Galilée

Galilée devant ses juges
Galilée devant ses juges (Peinture de Cristiano Banti)

Bien plus tard, lorsque viendra la preuve du mouvement de la Terre, l’Église s’apercevra combien le procès de Galilée l’avait coupée du monde scientifique. Depuis le XVIIIe siècle – plus encore à partir des années 1820 – elle essaye donc de le transformer en mesure disciplinaire pour désobéissance, grâce à cette fameuse ordonnance de saint Bellarmin. Dans le genre, Jean-Paul II fera encore mieux : le 31 octobre 1992, dans son discours de « réhabilitation de Galilée », il réduira l’« affaire » à « une tragique incompréhension réciproque » entre deux hommes. Quelle audace, ce mot « réciproque » qui rejette une partie des torts sur Galilée ! En outre, le pape oubliait très opportunément que Bellarmin était déjà mort depuis douze ans au jour du procès !

Est-il possible de « réhabiliter » Giordano Bruno selon un scénario semblable à celui de Galilée ? Oui, si l’Église parvient à limiter son procès à la seule question cosmologique, comme le suggèrent d’ailleurs les déclarations de Cabibbo et de Coyne. Dans cette hypothèse, elle pourrait s’abriter derrière l’ignorance scientifique de l’époque (comme elle le fit pour Galilée). L’Église pourrait même rappeler son attitude indulgente envers un précurseur de Giordano Bruno : le cardinal Nicolas de Cues (1401-1464), un ami du pape Pie II et partisan de l’infinité de l’espace. Mais la relative tolérance des débuts de la Renaissance disparaît lors de la Contre-réforme : après le Concile de Trente (1545-1563), l’Église se cramponne aux dogmes, pas seulement aux dogmes purement religieux. En plein milieu du XVIIe siècle, Descartes se plaignait fortement de l’interdiction qui frappait encore la question de l’infinité du monde : « Le cardinal de Cues et plusieurs autres docteurs ont supposé le monde infini sans qu’ils aient jamais été repris par l’Église [… Mais] c’est honorer Dieu que de faire concevoir ses œuvres fort grandes. » (Lettre à Chanut le 6 juin 1647).

Malheureusement pour ceux qui envisagent sa révision, le procès de Giordano Bruno comporte un volet autrement plus gênant : Bruno se voulait philosophe, il est mort en homme libre ; il fut brûlé vif pour des hérésies sur la nature de l’âme qu’il ne contestait pas, pour des doutes sur la nature divine du Christ, la virginité de Marie, la création du monde, le culte des saints, etc., questions sur lesquelles ses propos étaient – et le restent toujours – insupportables pour tout théologien chrétien : catholique, calviniste ou anglican, pour ne citer que ces trois religions qui l’excommunièrent.

Le délit de blasphème est encore d’actualité

Il s’agit de blasphème, problème encore fâcheusement d’actualité, comme nous le rappelle le cas Salman Rushdie, romancier condamné à mort en 1989 par une fatwa de l’ayatollah Khomeiny. Cet écrivain, heureusement toujours en vie, se cache depuis tel une bête traquée. Qu’y a-t-il de commun entre les affaires Bruno et Rushdie ? D’abord, aucun crime ne leur fut reproché, hormis celui d’opinion ; ensuite, leurs condamnations émanent directement des plus hauts dignitaires religieux : le pape des catholiques, Clément VIII, et son équivalent chiite, l’imam Khomeiny.

Il serait facile de dresser une longue liste de personnalités encore menacées de mort, quelquefois même exécutées : une abominable condamnation pèse sur la romancière Taslima Nasreen du Bangladesh, vouée à la mort par des fanatiques, mais de rang inférieur. D’ailleurs, n’oublions pas, toutes les religions excrètent des extrémistes, comme ces incendiaires catholiques d’un cinéma parisien, décidés, en 1988, à envoyer au bûcher les spectateurs de la « Dernière tentation du Christ » de Martin Scorsese.

Le crime de blasphème reste inscrit dans le droit pénal de nombreux pays, y compris en Europe, bien que son application y soit tombée en désuétude. En tout cas, il ne relève plus de la sentence capitale, peine pratiquement abolie du continent. Mais au Pakistan par exemple, depuis 1985, l’article 295-C du code pénal punit de mort les propos désobligeants (« derogatory remarks ») sur le Prophète. De plus, ce pays, agissant pour l’Organisation de la Conférence islamique, soumit le 26 mars 2009 au Conseil des droits de l’homme un appel aux États membres de l’ONU à « combattre la diffamation des religions ». Approuvé par 23 voix contre 11 (et 13 abstentions), ce texte pourrait s’avérer une menace sérieuse pour la liberté d’expression.

Le droit de ne pas croire est le juste pendant de la liberté religieuse. La mise en cause des religions est plus que légitime si elle ne confond pas rejet des croyances et discrimination des croyants. C’est difficile, certes : des forces nombreuses aux buts inavouables œuvrent pour tout amalgamer, des extrémistes de droite aux religieux qui y trouvent un moyen de conforter leur emprise sur les fidèles, sans oublier quelques gouvernements qui les aident.

Voici la grande leçon du cas Giordano Bruno : chacun doit admettre les critiques et accepter de débattre de ses convictions avec autrui.

2 Cité par Michel-Pierre Lerner, Le Monde des sphères, vol II, Les Belles Lettres, 1997, p. 294.

Publié dans le n° 288 de la revue


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L' auteur

Arkan Simaan

Agrégé de physique, historien des sciences et romancier, il a enseigné jusqu’en 2005 dans un lycée de la région (...)

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