Science et documentaire, histoire d’un malentendu
Publié en ligne le 14 octobre 2024 - Science et médias -
Et si, derrière chaque documentaire scientifique décevant, se cachait non tant une intentionnalité qu’une fatalité ? Si le medium cinématographique dont relève le documentaire était substantiellement inapte à refléter science et recherche ? Si tout cela n’était qu’un malentendu ?
Moteur demandé
Au commencement, était… non pas le verbe, mais le mouvement. Plus précisément : l’étude de la motricité. Le cinéma ne naît pas de la narration romanesque, mais, fortuitement, de la recherche scientifique [1]. Le désir d’un physiologiste d’appréhender la « machine animale » est à l’origine du premier dispositif que l’on peut apparenter au cinématographe. Déambulation bipède et quadrupède, vol des oiseaux, galop d’un cheval, chute d’un chat, mouvements de l’air et des fluides [2], le médecin et physiologiste Étienne-Jules Marey décompose le réel en succession de clichés sur pellicule, au rythme de dix images ou plus par seconde 1.
Le chronophotographe, la caméra que Marey et son préparateur Georges Demenÿ brevettent en 1890, n’est que l’un des innombrables outils mis au point par le physiologiste pour analyser et documenter toute forme de mouvement [4]. De la pression artérielle à la locomotion, l’enjeu reste d’« exprimer la position [d’un] mobile sur sa trajectoire à des instants déterminés » [5]. L’énoncé est clair : il s’agit de recherche scientifique. Et c’est pour la partager avec « tout l’auditoire qui remplit un amphithéâtre de cours » [6] que Marey contribue encore avec Demenÿ à mettre au point le projecteur.
Marey comme Demenÿ perçoivent l’intérêt pédagogique de l’image filmique, mais leurs ambitions divergent. Marey voit dans le film un document, capable de transmettre entre pairs, dans un langage universel, les fruits de la recherche. Une preuve scientifique, légale, éventuellement historique, afin que « disparaissent les illusions de l’observateur, la lenteur des descriptions, la confusion des faits » [7]. Demenÿ entrevoit, lui, le rôle éducatif du cinéma, à destination des masses et non des seuls chercheurs, via son potentiel créatif et émotionnel [8].
Un contemporain fusionne en un même creuset les deux visions. Boleslaw Matuszewski [9], photographe et bientôt opérateur, prédit un cinéma qui se concentrera sur « les actions et les spectacles d’un intérêt documentaire » [10]. Il instille une idée qui fera florès et peine aujourd’hui encore à quitter les esprits : celle de l’image filmique comme preuve infalsifiable. « Le cinématographe ne donne peut-être pas l’histoire intégrale, mais du moins ce qu’il en livre est incontestable et d’une absolue vérité. On peut dire que la photographie animée a un caractère d’authenticité, d’exactitude, de précision qui n’appartient qu’à elle » [10].
« Témoin oculaire véridique et infaillible » [10], le cinéma interpelle le monde scientifique au tournant du XXe siècle. Essor des zoos, expositions universelles, boom des magazines de vulgarisation scientifique, la société entre dans l’ère de la monstration, de la visibilité… au moment même où les objets de la recherche scientifique basculent, aux yeux du profane, dans l’invisible. De plus en plus médiée par l’instrumentation, la recherche fondamentale se fait illisible pour le commun des mortels. Abstraite, aride : objectivement infilmable. Concurrencée par des applications technologiques autrement flatteuses, comment justifier de sa pertinence auprès des bailleurs de fonds ?
Ce sera la mission de la communication scientifique : rendre visible et désirable [11] cette recherche qui échappe aux sens. Donner à voir « même ce qui échappe aux yeux, le progrès insensible des choses en mouvement » [10].
En 1903, Cheese mites 2, premier volet de la série The Unseen World, expose le monde invisible des acariens du stilton (fromage anglais) tels qu’un microscope les révèle [12]. Une mise en scène précède la séquence, l’image d’un homme découvrant avec horreur ce qui se trame sur sa tartine de fromage. Tout y est : la preuve scientifique chère à Marey et l’émotion recherchée par Demenÿ. Le tout à vocation d’enseignement « agréable » et conforme aux prédictions de Matuszewski : l’image animée, en offrant du réel une « vision directe, supprimera la nécessité de l’investigation et de l’étude » [10]. Un procédé agréable, au service de la science, qui rend l’investigation et l’étude superflues… Le documentaire scientifique est né.
Et pourtant, il tourne…
À peine éclos, le documentaire scientifique se retrouve tiraillé entre deux impératifs dissonants. D’une part, rendre plaisante et visible une recherche fort peu visuelle via un narratif engageant, faisant appel à l’émotion et à la métaphore, en soi ni démontrables ni réfutables. Et en même temps, respecter et transmettre la conception positiviste qui régit désormais la science : énoncés scientifiques structurés logiquement et testables empiriquement par l’observation de la réalité, connaissance indépendante du statut culturel du chercheur, etc. Coincé entre preuve et récit, vision et spectacle, document et documentaire, le film scientifique s’attache dès lors à faire oublier qu’il demeure… cinéma : par essence incapable de répondre au cahier des charges de la méthode scientifique.
Art de la vraisemblance et non du réel, le cinéma altère notre perception de la réalité, pour d’innombrables raisons étudiées par la théorie du cinéma depuis 125 ans. Raisons physiologiques, telle l’impossible netteté de la totalité de l’image, étrangère à la vision humaine qui est floue en périphérie ; et raisons cognitives, le cinéma fonctionnant par attribution abusive. Ainsi, d’un point de vue spatio-temporel, le montage crée une continuité géographique et chronologique entre des espaces et des temporalités le plus souvent sans rapport aucun : le spectateur relie des lieux disparates et interprète la succession de scènes comme ordonnées chronologiquement. Idem au son : en visionnant en version française la célèbre série documentaire Cosmos, une odyssée à travers l’Univers, ce n’est pas l’animateur Neil de Grasse Tyson que le spectateur entend, ni sa doublure française, l’acteur Benoît Allemane, et certainement pas Morgan Freeman dont Allemane est également la voix française. Non, ce que le spectateur entend… c’est le son sortant d’une enceinte, son qu’il attribue abusivement à l’image d’un astrophysicien filmé en train de parler.
Le cinéma, ensuite, n’expose pas : il invisibilise. L’expérimentation scientifique documente avec précision chaque étape de sa démarche en vue de la reproductibilité des résultats. Le documentaire, a contrario, escamote tout ce qui rappelle son processus de production : caméras, projecteurs, microphones, dispositif de réalisation… Le spectateur ne saurait être témoin direct de la science en train de se faire, si à tout instant on lui rappelle qu’en réalité cette science s’est faite à un autre moment, dans un autre ordre, assez chaotiquement, au gré des exigences techniques d’une équipe cinéma, sous la direction et la mise en scène d’un cinéaste. Sous le regard d’un réalisateur et non sous le sien.

Le récit documentaire mime certes la progression à tâtons propre à la recherche, par essais et élimination des erreurs. Mais il ne peut être que téléologique : construit à rebours, depuis une fin et une finalité que le réalisateur maîtrise, prépare, anticipe. Censé relayer des connaissances sans dérouter ni ennuyer le spectateur (toujours soupçonné de vouloir partir vers plus divertissant), le film scientifique, plus que tout autre, respecte la loi de conservation des détails. Chaque élément mémorable du film est nécessaire et irremplaçable ; s’il est mis à l’image, il ne peut être ensuite ignoré. Qu’un interviewé, par exemple, soulève une question, la réponse sera apportée avant le générique de fin. S’il ne répond pas à une question, c’est que son silence vaut réponse. Le documentaire scientifique délivre ainsi un sentiment d’exhaustivité, de certitude. Contrairement à la science, il tient toujours ses promesses.
Art, enfin, du raisonnement par déduction logique mais non de la preuve, le cinéma obéit à l’effet Koulechov. Établi par le cinéaste russe éponyme en 1921, il stipule que la contiguïté temporelle entre deux plans en crée la clé de compréhension. Lev Koulechov en fait la démonstration [13] : il monte un même plan serré sur le visage d’un acteur, une première fois après l’image d’une assiette de soupe, puis à la suite d’un plan sur une femme alanguie, après la vision enfin d’une enfant défunte dans un cercueil ouvert. Le visage pourtant inexpressif du personnage est tour à tour perçu par le spectateur comme affamé, amoureux, ou écrasé de chagrin. Le cerveau humain, en quête perpétuelle de sens, crée un lien de causalité dont il est ardu de s’affranchir. L’arrivée du son, et donc la possibilité du hors-champ, étend encore le régime de la déduction : pour un même plan d’un homme chutant d’un garde-corps indéfini, le son nous dira s’il est tombé à l’eau depuis un bateau, s’il s’est écrasé au sol dans la cité ou s’il s’est abîmé dans un gouffre sans fond. Interrogé à distance du visionnage, le spectateur affirmera le plus souvent avoir vu la scène [14, 15].
Clap de fin
Oswell Blakeston, documentariste britannique et théoricien du cinéma, a beau jeu de s’emporter dans son Manifeste du film documentaire de 1933 : « c’en est assez des ciels filtrés, des montages “russes” 3 et autres vulgarités dans nos productions pédagogiques », et de réclamer « des documentaires qui montrent, avec la clarté et la logique d’une thèse universitaire, les sujets qu’ils sont supposés aborder » [16]. Par leur essence linéaire, séquentielle, cinéma, et donc documentaire scientifique, ne peuvent échapper au puissant sophisme du post hoc ergo propter hoc, la confusion entre succession et causalité : si deux événements se succèdent, le premier est nécessairement la cause du second. La démonstration documentaire ne relève ni de la déduction mathématique, ni de l’induction empiriste, mais du raisonnement par contiguïté. C’est une anadiplose, comme l’est « trois petits chats, chapeau d’paille, paillasson, somnambule, bulletin… ». L’art de coudre des éléments pour boucler la comptine, « ch’val de Troie et trois p’tits chats ». Une démonstration, dont la fin (au sens de The End) justifie les moyens mis en œuvre.
Dès 1898, le même Boleslaw Matuszewski qui vantait la preuve irréfutable de l’image filmique dédouanait le documentaire de la nécessité de faire preuve. La caméra ne serait peut-être pas toujours là au bon moment [10], mais « s’emparer, non de tout ce qui est, mais de tout ce qui peut se saisir, c’est déjà un excellent résultat pour un genre quelconque d’information, scientifique ou historique » [10]. Good enough, dirait-on aujourd’hui.
Construction téléologique excluant le doute, paralogisme causal, recours à l’émotion et aux métaphores, attribution abusive : le documentaire scientifique, avant même de porter une intention délibérément trompeuse, est intrinsèquement non scientifique. C’est un film. Sans vocation à établir quoi que ce soit, hormis son propre récit. Récit qui, au gré des appétences des auteurs, s’efforcera de transmettre des connaissances scientifiques, y parviendra avec plus ou moins de succès, ou mènera, nolens volens, le spectateur vers des spéculations fantaisistes.
Son impact majeur sur notre perception du monde transcende dès lors la dichotomie vrai/faux, science/infox, etc. Car ses composants clés, preuve par l’image, déduction logique, causalité apparente, épuisement de la question examinée, auront contribué au fil des décennies à une image tenace de la démarche scientifique : auréolée de certitude, toute puissante. À rebours de l’errance, des impasses, de la répétition des essais et des échecs pour, peut-être, un jour, marquer une avancée, propres à la recherche. Une image d’assurance, de limpidité, de réussite, qui, en 125 ans a modelé non seulement la vision que le public s’est faite de la science, mais celle que les chercheurs eux-mêmes ont cru devoir donner. Jusqu’à ce qu’un accident nucléaire [17] ou une pandémie [18, 19] viennent exposer au plus grand nombre le hiatus entre un mythe et la réalité, et qu’avec l’explosion de l’image, fausse et lisse… vole en éclats, pour nombre de citoyens, la confiance en la science elle-même.
Générique
Cet article est construit comme un documentaire scientifique : il intègre un ensemble choisi et restreint d’experts et de documents au service de l’argumentaire téléologique défendu par la réalisatrice. Toute ressemblance avec des faits réels…, etc.
1 | Demenÿ G, « Les Origines du Cinématographe », conférence donnée à la Ligue française de l’enseignement le 1er février 1909.
2 | Marey EJ, « Le mouvement de l’air étudié par la chronophotographie », J. Phys. Theor. Appl., 1902, 1 :129-135.
3 | Marey EJ, Films chronophotographiques (1889-1904). Sur cinematheque.fr
4 | Marey EJ, La Méthode graphique dans les sciences expérimentales et principalement en physiologie et en médecine, G. Masson éditeur, 1878.
5 | Marey EJ, Le Mouvement, G. Masson éditeur, 1894.
6 | Marey EJ, La Chronophotographie, Éditeur de la Bibliothèque photographique, 1899.
7 | Marey EJ, Du mouvement dans les fonctions de la vie, Germer Baillière, 1968. 5e Leçon faite au Collège de France. Sur archive.org
8 | Demenÿ G, « Les photographies parlantes », La Nature : Revue des sciences et de leurs applications aux arts et à l’industrie n° 985, avril 1892. Sur gallica.bnf.fr
9 | Mazaraki M, « Boleslaw Matuszewski : photographe et opérateur de cinéma »,1895, Revue de l’association française de recherche sur l’histoire du cinéma n° 44, 2004.
10 | Matuszewski B, Une nouvelle source de l’Histoire (création d’un dépôt de cinématographie historique), Association française de recherches sur l’histoire du cinéma (AFRHC), nouvelle édition 2006 d’un texte de 1898.
11 | Ducom J, Le Cinématographe scientifique et industriel, L. Geisler, 1911. Sur cnum.cnam.fr
12 | Cheese Mites (1903), BFI National Archive, 14 janvier 2015. Sur youtube.com
13 | « Effet Koulechov, 1921 », 18 février 2024. Sur vimeo.com
14 | Chion M., « Le son au cinéma », Cahiers du Cinéma, Éditions de l’Etoile, 1985.
15 | Williams AR, “Sound Evoked Visual Memory in Narrative Fiction Film”, prépublication non encore évaluéé par les pairs, 2023.
16 | Blakeston O, « Manifesto on the documentary film » (1933), in Film Manifestos and Global Cinema Cultures, A Critical Anthology, University of California Press, 2014, doi :10.1525/9780520957411-126
17 | Arimoto T, Sato Y, “Rebuilding Public Trust in Science for Policy-Making”, Science n° 337, septembre 2012, doi :10.1126/science.1224004
18 | Bauer W et al., « Sondage National – Les Français et la science, représentations sociales de la science 1972-2020 », Université de Lorraine, février 2021. Sur science-and-you.com
19 | Kennedy B, Tyson A, “Americans’Trust in Scientists, Positive Views of Science Continue to Decline”, Pew Research Center, novembre 2023. Sur pewresearch.org
1 La Cinémathèque française a numérisé, restauré et réanimé 420 films de Marey, visionnables en ligne [3].
2 Réalisé par le naturaliste amateur et passionné de microscopie et de photographie Francis Martin Duncan, Cheese Mitesouvre la série de court-métrages scientifiques projetés en public en août 1903 au Alhambra Music-Hall de Londres.
3 La pique s’adresse au cinéaste russe, Dziga Vertov, réalisateur de L’homme à la caméra (1929), alors à l’avant-garde des techniques de tournage (surimpression, ralenti) et de montage (superposition, déconstruction temporelle et géographique).
Publié dans le n° 349 de la revue
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