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Traiter et prévenir les troubles liés aux jeux d’argent à l’ère des écrans et d’Internet

Publié en ligne le 27 octobre 2022 - Science et décision -
Remerciements
L’auteur remercie les collaborateurs du Centre du jeu excessif, en particulier David Stojanov et Lukas Brülisauer pour leur contribution documentaire, ainsi que Ingrid Vogel pour le travail de relecture.

En France, en 2019, selon Santé publique France [1], pour la population âgée de 18 à 75 ans, la prévalence de « pratiques de jeu à risque modéré » était de 2,1 % et celles de « jeu excessif » était de 0,8 %, soit respectivement environ un million de personnes et 370 000. La part de ces personnes demandant de l’aide thérapeutique est relativement faible (voir l’article « Pourquoi les troubles liés aux jeux d’argent sont aujourd’hui reconnus comme addictifs »), pouvant faire penser qu’il s’agit d’un problème public d’ampleur limitée. Il s’agit de la face émergée d’un iceberg. Pour prendre l’exemple d’un autre pays francophone, la Suisse, le revenu brut des jeux y a plus que triplé entre 1999 et 2014. Dans ce pays de 8,7 millions d’habitants, ce sont près de 900 millions d’euros de recettes annuelles des jeux d’argent qui sont reversés au régime d’assurance-retraite de base et à différents projets d’utilité publique dans le domaine social, sportif et culturel – tandis que les coûts sociaux annuels des troubles liés aux jeux d’argent avoisineraient 500 millions d’euros, chiffre probablement sous-estimé [2]. En Suède, une étude a pu montrer que, pour l’année 2018, les coûts sociaux attribué au jeu problématique étaient plus de deux fois supérieurs aux recettes fiscales s’y rapportant [3].

Des interventions thérapeutiques encore insuffisamment étudiées

Il existe aujourd’hui un petit corpus d’évaluations rigoureuses (essais contrôlés et randomisés) relatives aux interventions thérapeutiques pour les personnes en demande d’aide. Les antidépresseurs les plus courants et les antagonistes opioïdes utilisés pour les troubles liés à l’alcool ont montré un potentiel, mais aucune molécule n’a été à ce jour enregistrée par une agence du médicament dans l’indication spécifique « trouble lié aux jeux d’argent » [4]. Les psychothérapies cognitives-comportementales ont montré des résultats intéressants, en particulier lorsqu’elles peuvent être mises en œuvre en impliquant les proches [5]. Une limite importante de ces résultats tient au fait que ces études sont réalisées auprès des personnes demandeuses d’aide les plus motivées, a priori peu représentatives des demandes les plus courantes.

Plusieurs études se sont efforcées de tester des modèles d’intervention précoce auprès de publics détectés par les exploitants des jeux, ou encore recrutés par des offres téléphoniques ou via des sites Internet prodiguant des conseils gratuits et anonymes. De telles offres sont aujourd’hui proposées dans de nombreux pays, à l’exemple de la Suisse qui a inscrit en 2017 dans sa législation l’obligation pour les exploitants des jeux les plus addictifs de détecter et orienter les « personnes qui jouent au-delà de leur moyen » [6]. Ont ainsi été mises en place une helpline intercantonale (sos-jeu.ch) et une plateforme de prévention de l’administration fédérale de la santé (safezone.ch). L’efficacité spécifique de telles mesures reste à démontrer, mais elle est soutenue par des connaissances issues du domaine de l’alcool ou du tabac [7].

Des mesures de prévention entre efficacité à démontrer et mesures alibis

Proposée par la plupart des casinos mais aussi par les offres de jeu d’argent en ligne, la possibilité de s’exclure est certainement la mesure de prévention la plus connue du public. Les connaissances suggèrent toutefois que ces mesures ne sont réellement efficaces que si elles sont soutenues par une obligation imposée aux opérateurs d’exclure les joueurs problématiques qui ne le font pas spontanément [8]. Une autre mesure assez répandue – parfois volontaire, parfois imposée aux exploitants –, est l’effort de sensibilisation des personnels des lieux de jeu à la détection précoce de ces joueurs problématiques. Toutefois, pour être crédible, un tel effort doit prévoir d’autres mécanismes structurels prévenant le conflit d’intérêt découlant, puisque les joueurs problématiques sont également ceux qui rapportent le plus [9].

La pratique des jeux d’argent étant fréquente chez les adolescents et les jeunes adultes, une attention nouvelle se porte sur la sensibilisation des écoliers, étudiants et apprentis. La plupart de ces programmes sont récents et peu ou pas évalués. Cette préoccupation concernant les plus jeunes pose la question du renforcement de l’interdiction aux mineurs. Pour être efficaces, de telles interdictions impliquent un contrôle et des sanctions effectives pour les opérateurs, de même que l’interdiction de la publicité et du marketing ciblant les mineurs. Néanmoins, de nombreuses polémiques, en France comme ailleurs, montrent que le « diable est dans les détails ». En effet, il existe de nombreuses possibilités pour les exploitants de contourner ces interdictions, notamment par la place croissante occupée par les réseaux sociaux auprès des jeunes, très difficile à contrôler [10].

On constate également un mélange croissant entre les jeux vidéo et les jeux d’argent. Certains jeux vidéo intègrent parfois des caractéristiques qui renvoient aux jeux d’argent, à l’exemple des loot boxes (en français « boîte à butin », soit l’achat de contenus aléatoires permettant de progresser dans un jeu vidéo donné) [11]. Inversement, des jeux d’argent exploités sur Internet offrent des jeux dits de démonstration, dont les chances de gain simulées ne reflètent pas la statistique de gain négative (c’est-à-dire de perte) d’un jeu d’argent réel. Les jeux d’argent proposent aussi des environnements graphiques qui renvoient à des jeux vidéo [12].

Au-delà de l’interdiction aux mineurs et des restrictions de publicité, de nombreuses mesures structurelles sont à l’étude et pourraient faire l’objet de bases légales dans les futures réglementations relatives aux jeux d’argent.

Les Joueurs de cartes, Paul Cézanne (1839-1906)
Cézanne reprend ce thème pictural très classique sous forme de série pour en proposer un traitement complexe, à la croisée des genres et des influences. Pendant les années 1890, il représente des joueurs de cartes à plusieurs reprises, dans un dépouillement croissant : moins de joueurs, moins de détails, de décors, de couleurs, etc. Son travail constitue un croisement inédit entre la scène de genre naturaliste et les débuts de l’art abstrait.

On comprend aisément que, dès lors que l’exploitation des jeux d’argent est confiée soit à des opérateurs privés licenciés, soit à des services de l’État dont la finalité est de répartir les recettes des jeux, l’implantation de mesures structurelles donne lieu à de vives résistances. De plus, plusieurs chercheurs ont documenté comment les concepts de « jeu responsable » et de « joueur problématique » ont largement empêché la mise en œuvre d’une prévention efficace des dommages du jeu en stigmatisant les joueurs et en réduisant le problème à des attitudes individuelles [13]. En d’autres termes, les exploitants plébiscitent les mesures de prévention centrées sur la personne et sa responsabilité individuelle (pour prendre une comparaison avec la sécurité routière, l’équivalent des campagnes d’affichage de type « boire ou conduire »), et combattent les mesures structurelles (en sécurité routière, les contrôles, amendes et éthylotests antidémarrage). Un exemple intéressant de mesure structurelle efficace mais combattue concerne les dispositions de prévention du tabagisme passif. Appliquées aux lieux de jeux, notamment aux casinos, il a été montré qu’elles impactent fortement le revenu de l’exploitant. En effet, les personnes qui jouent le plus se trouvent forcées à faire des pauses pour sortir fumer, ce qui rompt temporairement l’effet dissociatif du jeu, leur permettant ainsi de reprendre le contrôle [14].

Les limites du « jeu responsable » promu par l’industrie

En résumé, phénomène récent, l’approche de santé publique des jeux d’argent repose sur des connaissances globalement fragiles et encore très incomplètes.

On se souvient des scandales de l’industrie du tabac finançant pro-activement des travaux de recherches biaisés, voire frauduleux, destinés à retarder la reconnaissance du lien entre tabac et cancer pulmonaire [15]. Récemment, différents travaux académiques ont mis en lumière les stratégies subtiles menées par l’industrie du jeu afin d’influencer l’agenda des recherches potentiellement menaçantes [16].

Appliqué au domaine des jeux d’argent, le concept de responsabilité sociale d’entreprise a dérivé terminologiquement au profit de la notion de « jeu responsable » (« responsible gambling »). Comme nous l’avons suggéré précédemment, ce « jeu responsable » tend à déplacer la responsabilité de l’opérateur vers l’individu. L’emphase est placée sur la faible proportion de joueurs dits « problématiques » [13]. Un tel discours tend à écarter l’attention d’un déterminant important de la triade épidémiologique agent-sujet-environnement : les caractéristiques des jeux eux-mêmes et la responsabilité de l’exploitant.

Le marché des jeux d’argent présente une caractéristique très particulière : la modeste fraction des joueurs dits « problématiques » génère une part très substantielle des revenus pouvant aller pour certaines offres de jeu au-delà de 50 % [17]. L’effort de jeu dit « responsable » de la part des exploitants des jeux est donc freiné par l’apport financier des personnes les plus vulnérables à l’addiction. Des chercheurs ont appelé addiction surplus le profit dérivant de cette concentration des recettes sur les personnes vulnérables, engageant l’industrie à rendre leurs produits le plus addictif possible pour capter cette part de marché lucrative [18].

Les Joueurs de cartes, Paul Cézanne

Des décideurs politiques avancent le risque – au demeurant réel – que des restrictions trop strictes imposées aux exploitants légaux pousseraient les plus vulnérables vers des marchés noirs non contrôlés [19]. Or les données factuelles permettant de déterminer l’optimum de restriction manquent encore. Les rares études qui ont évalué avec rigueur la perte de qualité de vie associée aux jeux d’argent la placent à un niveau proche des troubles liés à l’alcool ou des troubles dépressifs [20].

Science, industrie et politique : des liaisons dangereuses

Il n’est donc pas surprenant que l’agenda des chercheurs du domaine des jeux d’argent voit ses priorités influencées soit directement par des financements des opérateurs, soit indirectement par des fonds étatiques ou paraétatiques, qui dépendent des services économiques de l’État et non des services de santé [21]. Dans le rapport australien précité (encadré), les recommandations structurelles mentionnent aussi
l’importance de financer une recherche académique indépendante et transparente pour réduire la dépendance des milieux de la recherche aux financements de l’industrie du jeu et éviter les forums de recherche parrainés par l’industrie.

Prévenir ou minimiser les dommages associés au jeu


Sur la base d’une analyse de la littérature scientifique, un rapport [1] d’une équipe de recherche australienne a identifié un ensemble de mesures jugées les plus efficaces pour réduire les risques associés au jeu. Voici une synthèse des principales recommandations.

  • Limiter l’accès des jeux les plus dangereux, en particulier dans les quartiers économiquement défavorisés.
  • Réglementer les caractéristiques structurelles des jeux les plus dangereux par des mécanismes d’homologation des offres par les agences de régulation des jeux. Pour donner un exemple, dans le cas des machines à sous, on peut ralentir la vitesse du jeu, la hauteur maximale des mises, limiter les quasi-gains (situation dans laquelle le joueur obtient tous sauf un des éléments nécessaires à l’obtention d’une combinaison gagnante), imposer des pauses avec un historique de l’argent et du temps investis.
  • Introduire des systèmes de pré-engagements universels et contraignants pour permettre aux personnes qui jouent de fixer et respecter des limites prédéterminées pour une session de jeu donnée.
  • Réduire l’accès à l’argent liquide dans les lieux de jeux et interdire l’utilisation de cartes de crédit ou l’octroi d’autres formes de crédit pour les jeux d’argent.
  • Encourager les programmes efficaces visant à déstigmatiser (c’est-à-dire réduire les jugements moraux négatifs) les conséquences socialement dommageables du jeu et adopter un discours de santé publique qui met l’emphase sur la réalité de la charge des dommages liés à une notion de maladie plutôt que sur la « faible proportion » des joueurs présentés comme « à problème », ce qui culpabilise la personne et retarde sa demande d’aide.

[1] Livingstone C et al., Identifying effective policy interventions to prevent gambling-related harm, Victorian Responsible Gambling Foundation, juin 2019.

Il est un fait qu’à ce jour des congrès et colloques sont sponsorisés par des opérateurs, qui dépendent d’ailleurs parfois directement de l’État, ce qui contribue à banaliser cette source de financement [22]. En comparaison, aucun chercheur du domaine du tabac n’accepterait de publier ses travaux dans une réunion financée par l’industrie du tabac. Une autre piste identifiée par le rapport australien est d’exiger des opérateurs de jeux qu’ils facilitent le recrutement dans des recherches indépendantes de leurs clients, et qu’ils fournissent des données anonymisées à des fins de recherche. En Suisse, la nouvelle loi fédérale sur les jeux d’argent, entrée en vigueur en 2018, s’est efforcée d’introduire une telle disposition [6]. La mettre en pratique vaut aux chercheurs des contestations juridiques de la part des opérateurs, comme l’a montré le rapport cité précédemment, s’appuyant sur la mise à disposition par le régulateur des codes postaux des cafés et restaurants exploitant des loteries électroniques [9].

Le Bluff, John George Brown (1831-1913)

Séparer l’expertise scientifique de la décision politique

Force est de constater que dans les domaines où la science est à l’interface avec des marchés, la tentation d’influencer la production des connaissances et le discours public est considérable. Pour des marchés aussi particuliers que celui des objets d’addiction, où 1 % des personnes (les plus vulnérables) peuvent générer jusqu’à 50 % du revenu, cette tension atteint des sommets que le droit démocratique peine à encadrer. Ainsi, les jeux d’argent offrent l’exemple typique d’un domaine de recherche interdisciplinaire en construction. Ce domaine illustre l’importance des meilleures pratiques d’intégrité, non seulement concernant les méthodes de recherche, mais aussi l’environnement de la recherche et la communication de ses résultats au public.

Références


1 | Costes JM et al., « Les Français et les jeux d’argent et de hasard », Résultats du Baromètre de Santé publique France, 2019. Sur ofdt.fr
2 | Jeanrenaud C et al., “The Social Cost of Excessive Gambling”, in Harm Reduction for Gambling, Routledge, 2020, chapitre 3, 23-35.
3 | Hofmarcher T, “The societal costs of problem gambling in Sweden”, BMC Public Health, 2020, 20 :1-14.
4 | Bartley CA, “Meta-analysis : pharmacological treatment of pathological gambling”, Expert Review of Neurotherapeutics, 2013, 13 :887-94.
5 | Petry NM, “A systematic review of treatments for problem gambling”, Psychology of Addictive Behaviors, 2017, 31 :951-61.
6 | Confédération Suisse, « Loi fédérale sur les jeux d’argent du 29 septembre 2017 : RS 935.51 », 1er juillet 2019. Sur fedlex.admin.ch
7 | Gates P, “The effectiveness of helplines for the treatment of alcohol and illicit substance use”, Journal of Telemedicine and Telecare, 2015.
8 | Lischer S, Schwarz J, “Self-exclusion and imposed exclusion as strategies for reducing harm : data from three Swiss Casinos”, Journal of Gambling Issues, 2018, 40 :29-44.
9 | Al Kurdi C et al., « Distributeurs de loterie électronique en Suisse romande et jeu excessif : synthèse des connaissances et incidences pour la prévention par les cantons », Rapport final, Centre du jeu excessif du CHUV et GREA, 2021. Sur chuv.ch
10 | Lawn S, “A literature review and gap analysis of emerging technologies and new trends in gambling”, International Journal of Environmental Research and Public Health, 2020.
11 | Drummond A, “Why loot boxes could be regulated as gambling”, Nature Human Behaviour, 2020, 4 :986-8.
12 | King D et al., “The convergence of gambling and digital media : implications for gambling in young people”, Journal of Gambling Studies, 2010, 26 :175-87.
13 | Livingstone C, “Harm prevention and reduction efforts in gambling disorder : an international perspective”, in Harm reduction for gambling : a public health approach, Routledge, 2020, chapitre 9, 91-101.
14 | Williams RJ et al.,“Prevention of problem gambling : a comprehensive review of the evidence and identified best practices”, Report prepared for the Ontario Problem Gambling Research Centre and the Ontario Ministry of Health and Long Term Care, octobre 2012. Sur opus.uleth.ca
15 | Diethelm PA et al., “The whole truth and nothing but the truth ? The research that Philip Morris did not want you to see”, The Lancet, 2005, 366 :86-92.
16 | Adams PJ, Moral jeopardy : risks of accepting money from the alcohol, tobacco and gambling industries, Cambridge University Press, 2016.
17 | Jeannot E et al., “Revenue associated with gambling-related harm as a putative indicator for social responsibility : results from the Swiss Health Survey”, Journal of Gambling Issues, 2021, 48 :122-35.

18 | Adams PJ et al., “Addiction surplus : the add-on margin that makes addictive consumptions difficult to contain”, International Journal of Drug Policy, 2015, 26 :107-11.
19 | van Schalkwyk MC et al., “A public health approach to gambling regulation : countering powerful influences”, The Lancet Public Health, 2021, 6 :614-9.
20 | Browne M et al., “Assessing gambling-related harm in Victoria : a public health perspective”, Victorian Responsible Gambling Foundation, 2016. Sur prism.ucalgary.ca
21 | Adams PJ, “Ways in which gambling researchers receive funding from gambling industry sources”, International Gambling Studies, 2011, 11 :145-52.
22 | Adams PJ, Gambling, freedom and democracy, Routledge, 2008.

Publié dans le n° 341 de la revue


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L' auteur

Olivier Simon

Médecin psychiatre et spécialiste en santé publique, il est maître d’enseignement et de recherche à l’université (...)

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