Accueil / Pourquoi les jeux d’argent sont aujourd’hui reconnus comme addictifs

Pourquoi les jeux d’argent sont aujourd’hui reconnus comme addictifs

Publié en ligne le 21 octobre 2022 - Santé et médicament -
Remerciements
L’auteur remercie les collaborateurs du Centre du jeu excessif, en particulier David Stojanov et Lukas Brülisauer pour leur contribution documentaire, ainsi que Ingrid Vogel pour le travail de relecture.

Si les « troubles liés aux jeux d’argent », connus historiquement sous le terme de « jeu pathologique », ont longtemps été perçus comme anecdotiques, la situation a aujourd’hui évolué. En deux ou trois décennies, portée par les médias télévisés puis Internet, l’industrialisation des jeux d’argent a radicalement transformé les enjeux [1]. L’actualité sportive et la pandémie ont propulsé au-devant de la scène les paris sportifs en ligne et leur attractivité pour un public de plus en plus jeune [2, 3]. Sans surprise, les dommages financiers observés chez les joueurs réguliers et leur entourage ont donc progressivement retenu l’attention des chercheurs et des thérapeutes. Les neurosciences mais aussi les sciences sociales ont dorénavant conceptualisé le phénomène en tant que trouble addictif [4]. Et sur le plan politique, les gouvernements doivent à présent composer avec un enjeu de santé reconnu par des organes intergouvernementaux influents tels que l’OMS [5] ou le Conseil de l’Europe [6].

Typologie des jeux

Historiquement, la typologie classique des jeux distinguait les jeux de compétition (âgon) des jeux impliquant la chance (alea) [7]. Cette classification se retrouve aujourd’hui, avec d’un côté les jeux d’adresse et de l’autre les jeux de hasard et d’argent. Si les premiers impliquent directement les compétences et l’expérience du joueur, comme le billard ou les fléchettes, les seconds impliquent une mise d’argent ou de biens, leur issue dépendant en partie ou exclusivement du hasard. Les offres de jeux de hasard et d’argent traditionnelles comprennent principalement (1) les jeux dits « de table », comme la roulette et le blackjack, (2) les machines à sous, (3) les billets de loterie (supports papier ou électronique), (4) les paris sportifs et (5) le poker (cette dernière catégorie étant un exemple de jeux d’argent impliquant des compétences d’adresse, mais où le hasard tient un rôle prépondérant dans la mesure où la distribution des cartes échappe au contrôle du joueur).

Ces offres traditionnelles sont exploitées le plus souvent dans les casinos (typiquement, jeux de table et machines à sous), des cercles ou clubs (poker) ou encore vendues en kiosque ou dans des cafés (billets de loterie et paris sportifs). On observe cependant une hétérogénéité croissante des canaux de distribution. Par exemple, certains casinos intègrent des loteries et paris ou organisent des tournois de poker, et certains pays autorisent l’exploitation de machines à sous en dehors des casinos [8]. Enfin, toutes ces offres traditionnelles trouvent aujourd’hui leur équivalent sur Internet. Certains pays prévoient des conditions d’exploitation restrictives des jeux sur Internet, mais qui s’avèrent faciles à contourner via des sites (légaux, mais aussi illégaux) exploités depuis des pays étrangers. Nous le verrons, le développement des supports électroniques et d’Internet a eu pour effet d’augmenter le potentiel addictif des offres [9].

Du « jeu pathologique » aux « troubles liés aux jeux d’argent »

Jusqu’au début des années 2000, le « jeu pathologique » était catégorisé comme un trouble de l’impulsion. L’évolution des connaissances neurobiologiques en matière de trouble addictif reflète les similitudes entre le trouble lié aux jeux d’argent et les troubles addictifs attribués aux effets hédoniques de certaines substances psychoactives [10].

La nomenclature de référence de l’Association américaine de psychiatrie dans sa cinquième révision (DSM-5, 2013 [4]) définit le trouble lié à l’usage des jeux d’argent comme une « pratique inadaptée, persistante et répétée du jeu d’argent conduisant à une souffrance cliniquement significative » (voir encadré). Celle proposée par l’OMS dans la onzième révision de sa Classification internationale des maladies (CIM-11, [11]) se distingue par l’ajout du trouble du jeu vidéo et définit le trouble lié aux jeux d’argent comme « un trouble consistant en des épisodes répétés et fréquents de jeu qui dominent la vie du sujet au détriment des valeurs et des obligations sociales, professionnelles, matérielles et familiales ». Les deux définitions mettent en avant le caractère répétitif et envahissant du trouble, ainsi que son impact sur la qualité de vie.

Le Tripot, Jean-Eugène Buland (1852-1926)

Ces définitions sont utiles aux fins de fixer des normes consensuelles pour définir la distribution des troubles dans des enquêtes populationnelles. La notion de prévalence renvoie au nombre de personnes atteintes dans une population donnée sur une période donnée. Ainsi, dans les pays occidentaux, la prévalence du trouble lié à l’usage des jeux d’argent sur la vie varie entre 0,5 et 2 % [12]. Toutefois, parmi les personnes identifiées comme malades au sens de ces enquêtes, moins de 10 % rapportent une demande d’aide auprès de services spécialisés [13].

Finalement, pour le clinicien, ces normes sont peu ou pas utiles, car elles passent à côté d’un élément essentiel de la sémiologie du jeu excessif, à savoir le plaisir que la personne trouve dans l’anticipation du gain.

Trouble lié à l’usage des jeux d’argent


Pratique inadaptée, persistante et répétée du jeu d’argent conduisant à une altération du fonctionnement ou une souffrance, cliniquement significative, comme en témoigne, chez le sujet, la présence d’au moins quatre des manifestations suivantes au cours d’une période de douze mois :

  1. Besoin de jouer avec des sommes d’argent croissantes pour atteindre l’état d’excitation désiré.
  2. Agitation ou irritabilité lors des tentatives de réduction ou d’arrêt de la pratique du jeu.
  3. Efforts répétés mais infructueux pour contrôler, réduire ou arrêter la pratique du jeu.
  4. Préoccupation par le jeu (p. ex. préoccupation par la remémoration d’expériences de jeu passées ou par la prévision de tentatives prochaines, ou par les moyens de se procurer de l’argent pour jouer).
  5. Joue souvent lors des sentiments de souffrance/mal-être (p. ex. sentiments d’impuissance, de culpabilité, d’anxiété, de dépression).
  6. Après avoir perdu de l’argent au jeu, retourne souvent jouer un autre jour pour recouvrer ses pertes (pour « se refaire »).
  7. Ment pour dissimuler l’ampleur réelle de ses habitudes de jeu.
  8. Met en danger ou a perdu une relation affective importante, un emploi ou des possibilités d’étude ou de carrière à cause du jeu.
  9. Compte sur les autres pour obtenir de l’argent et se sortir de situations financières désespérées dues au jeu.

[Différents niveaux de sévérité sont identifiés. Léger : présence de 4-5 critères. Moyen : présence de 6-7 critères. Grave : présence de 8-9 critères.]

Source : Manuel diagnostique et statistique des troubles mentaux, DSM-5, 2013.

La conduite addictive, un trouble de l’expérience hédonique

La psychologie de l’apprentissage a montré la force du conditionnement opérant. Ce concept, développé par le psychologue B. F. Skinner (1904-1990) en 1937, repose notamment sur la notion de renforcement, processus par lequel la fréquence d’apparition d’un comportement peut être contrôlée selon la perception de ses conséquences [14]. Concernant le jeu excessif, Skinner avançait, déjà en 1953, que celui-ci était dû aux mécanismes de renforcement aléatoires [15]. Les recherches récentes ont pu montrer que les conduites acquises sur la base de renforcements, dit « intermittents », persistent davantage que lorsque le gain est prédictible (comme dans des activités dont l’issue dépend clairement de l’entraînement et des compétences du joueur, tels le jeu de fléchettes ou le tir à l’arc) [16]. Quant à l’observation clinique, elle montre que le développement d’un trouble lié au jeu est habituellement progressif, de plusieurs mois à plusieurs années, avec souvent un phénomène d’amplification brutale suite à un gros gain [17].

Ainsi, à l’instar de ce que l’on observe avec certaines substances psychoactives, l’expérience subjective de l’espoir de gain peut générer un plaisir puissamment renforçant. Pratiquement, ce plaisir débute en général bien avant l’issue du jeu, dès la décision de miser, c’est-à-dire typiquement plusieurs dizaines de minutes, voire quelques heures avant l’épisode de jeu. L’expérience hédonique va se manifester par un emballement émotionnel associé à l’anticipation des conséquences d’un gain important [18]. Pour donner quelques exemples concrets de cette expérience, une personne associera la perspective d’un gain à une reconnaissance sociale, une autre imaginera des opportunités de rencontres amoureuses, une troisième anticipera la résolution immédiate d’une situation de stress interpersonnel.

Les Illusions, Henry Brown Fuller (1867-1934)

Les personnes qui jouent rapportent qu’elles sont sensibles à de nombreux signaux liés à la manière dont les jeux sont mis à leur disposition. La notion de « suspension du jugement », constitue une caractéristique structurelle centrale du jeu d’argent pouvant stimuler la poursuite du jeu [19]. Tout d’abord, l’environnement visuel et sonore propre aux salles de jeux favorise le conditionnement par association de stimuli. Des distorsions de l’appréciation du temps sont encouragées, par exemple par l’absence d’horloge et de fenêtre. Il existe aussi des distorsions dans l’appréciation de l’argent investi, qui est représenté sous forme de jetons ou dépensé via des cartes de crédit, ce qui peut diminuer subjectivement sa valeur réelle aux yeux du joueur. L’illusion de contrôle du hasard peut également être renforcée au moyen de boutons « stop », ou par une surreprésentation de résultats suggérant que l’on a « presque gagné » (near miss en anglais) [9]. Il résulte de l’ensemble de ces distorsions un phénomène central : le chasing, c’est-à-dire le fait de retourner au jeu « pour se refaire » [20]. Or, d’un point de vue statistique, rejouer sur le long terme conduit implacablement à perdre davantage. De fait, le jeu va se poursuivre en dépit des conséquences, et le plaisir associé pourra devenir prédateur des sources de plaisir alternatives, au point que la vie du sujet se réorganise autour de la conduite de jeu. À partir de 2013, les nomenclatures de référence des maladies ont catégorisé les troubles liés aux jeux d’argent comme un trouble addictif [4]. Ce consensus relatif ne doit pas faire oublier que l’addiction renvoie à un puzzle de connaissances aussi complexe qu’incomplet (pour une revue des théorisations relatives à l’addiction, nous recommandons l’ouvrage de Robert West qui en dresse un inventaire remarquablement rigoureux et documenté [21]).

Des conséquences au-delà du seul joueur

Les connaissances neurobiologiques et l’épidémiologie ont permis de montrer que certains allèles de gènes, codant pour des protéines impliquées dans les circuits dits de « la récompense », pouvaient être associés à un risque modérément accru d’addiction [22]. Toutefois, les données relatives aux déterminants sociaux montrent que, comme pour les autres troubles addictifs, l’environnement joue un rôle prépondérant [23]. Les conséquences d’un jeu devenant problématique varient donc considérablement selon la situation économique personnelle, les caractéristiques de l’offre de jeu et la manière dont celle-ci va être mise en contact avec le public [24]. Dans certains cas, la conduite de jeu pourra être favorisée par des troubles mentaux préexistants. Dans d’autres cas, le stress persistant lié aux conséquences négatives pourra susciter ou aggraver d’autres troubles, notamment dépressifs [25]. Une étude canadienne basée sur des enquêtes post-mortem auprès de l’entourage suggère que 5 % des décès par suicide apparaissent associés à un trouble lié aux jeux d’argent [26]. À la différence des états d’intoxication dus à la prise de substances, il est relativement aisé de dissimuler une conduite de jeu. Les données de la littérature scientifique montrent que la demande d’aide est plus faible et plus tardive que pour les substances : moins de 10 % des personnes identifiées dans les enquêtes populationnelles disent avoir demandé de l’aide spécialisée. Parmi les personnes consultantes dans des lieux d’aide spécialisée, on observe des parcours de plusieurs années de jeu occasionnel, puis encore plusieurs années de jeu excessif, avant la première demande de soins spécifiques [13]. Finalement, ce sont très souvent les proches qui appellent au secours : selon une récente étude australienne reposant sur des données robustes (indices de perte de qualité de vie), pour une personne jouant de manière problématique, environ six proches sont affectés [27].

Références


1 | Abbott MW, “The changing epidemiology of gambling disorder and gambling-related harm : public health implications”, Public health.
2 | Brodeur M et al., “Gambling and the COVID-19 pandemic : A scoping review”, Progress in Neuro-Psychopharmacology and Biological Psychiatry.
3 | Mora-Salgueiro J et al., “The prevalence and clinical and sociodemographic factors of problem online gambling : a systematic review”, Journal of Gambling Studies, 2021, 37 :899-926.
4 | American Psychiatric Association, “Substance-Related and Addictive Disorders”, in Diagnostic and statistical manual of mental disorders, 2013, Section II.
5 | Abbot M, “The epidemiology and impact of gambling disorder and other gambling-related harm”, WHO Forum on Alcohol, Drugs and Addictive Behaviours, 2017. Sur who.int
6 | Conseil de l’Europe, « Nos priorités en 2022 », Groupe Pompidou, 2022. Sur coe.int
7 | Caillois R, « Structure et classification des jeux », Diogène, 1955, 12 :72-88.
8 | Centre du jeu excessif, 20 réponses sur les troubles liés aux jeux d’argent, 2014. Sur chuv.ch
9 | Schüll ND, Addiction by design : machine gambling in Las Vegas, Princeton University Press, 2012.
10 | Linnet J, “The anticipatory dopamine response in addiction : a common neurobiological underpinning of gambling disorder and substance use disorder ?”, Progress in Neuro-Psychopharmacology and Biological Psychiatry.
11 | World Health Organization, International statistical classification of diseases and related health problems, 2019. Sur who.int
12 | Potenza MN et al., “Gambling disorder”, Nature Reviews Disease Primers, 2019, 5 :1-21.
13 | Hodgins DC, Schluter M, “The role of treatment in reducing gambling-related harm”, in Harm Reduction for Gambling. A Public Health Approach, Routledge, 2020, chapitre 10, 102-11.
14 | Staddon JER, “Operant Conditioning”, Annual Review of Psychology, 2003, 54 :115-44.
15 | Valleur M, « Autres formes d’addictions », in Manuel de psychiatrie clinique et psychopathologique de l’adulte, PUF, 2012, chapitre 41, 753-68.
16 | Brevers D, Billieux J, « Le jeu pathologique : un trouble des processus impliqués dans la prise de décision ? », in Les jeux de hasard : approche multidisciplinaire, 2018, 1-52. Sur serval.unil.ch
17 | Argo TR, Black DW, “Clinical characteristics”, in Pathological Gambling. A Clinical Guide to Treatment, American Psychiatric Publishing, 2004, chapitre 3, 39-54.
18 | Clark L et al., “Gambling near-misses enhance motivation to gamble and recruit win-related brain circuitry”, Neuron.
19 | Griffiths M, Parke J, « De l’addictivité des jeux de hasard et d’argent », in Prévenir le jeu excessif dans une société addictive : d’une approche bio-psycho-sociale à la définition d’une politique de santé publique, Éditions Médecine & Hygiène, 2010, chapitre 4, 39-75.
20 | Grall-Bronnec M et al., « Troubles liés à la pratique des jeux de hasard et d’argent », in Traité d’addictologie, Lavoisier, 2016, chapitre 115, 796-804.
21 | West R, Brown J, Theory of addiction, Wiley-Blackwell, 2013.
22 | Lüscher C, Janak PH, “Consolidating the circuit model for addiction”, Annual Review of Neuroscience, 2021, 44 :173-95.
23 | Wilkinson RG, Marmot M, Social determinants of health : the solid facts, WHO, 2003. Sur apps.who.int
24 | Latvala T, “Public health effects of gambling : debate on a conceptual model”, BMC Public Health, 2019, 19 :1-16.
25 | Kim SW, “Pathological gambling and mood disorders : clinical associations and treatment implications”, Journal of Affective Disorders, 2006, 92 :109-16.
26 | Séguin M, “Suicide cases in New Brunswick from April 2002 to May 2003 : the importance of better recognizing substance and mood disorder comorbidity”, The Canadian Journal of Psychiatry, 2006, 51 :581-86.
27 | Goodwin B, “A typical problem gambler affects six others”, International Gambling Studies.

Publié dans le n° 341 de la revue


Partager cet article


L' auteur

Olivier Simon

Médecin psychiatre et spécialiste en santé publique, il est maître d’enseignement et de recherche à l’université de (…)

Plus d'informations