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Au point, moelleux, enfariné ? L’art d’accommoder le spectateur

Publié en ligne le 6 décembre 2024 - Science et médias -

Cinéma de fiction et cinéma documentaire jouent depuis leur origine commune sur les mêmes terrains, partagent et s’échangent techniques et techniciens, narratifs et scénaristes, schèmes et stratagèmes, pour embarquer le public dans le même pacte de « suspension consentie d’incrédulité » 1 et lui permettre ainsi de s’immerger dans l’œuvre. Mais passé le cap des nombreuses similitudes, une structure propre aux seuls documentaires apparaît soudain.

Qu’importe leur genre, cinéma-vérité, plongée intimiste, récit biographique ou exploration scientifique, qu’importe leur apparence, entretiens filmés, flot d’archives, animation, images volées ou reconstitutions : les documentaires reprennent une même architecture, avec, pour fondation, ce contrat qui leur est propre, la présomption de véracité.

Un documentaire va ainsi comporter trois niveaux distincts et successifs, calqués sur les trois grandes étapes d’approche narrative du monde que nous parcourons en grandissant [1, 2]. Le temps de la toute petite enfance, où le bambin réclame en boucle la lecture rassurante de l’histoire qu’il connaît pourtant par cœur ; la période de l’enfance et de ses pourquoi, où filles et garçons guidés par leur curiosité butinent informations et stupéfactions, de la sexualité des fleurs à la tectonique des plaques ; et l’âge adulte, qui nous invite au plaisir ou au désarroi d’ébranler nos certitudes, par la confrontation à des visions du monde opposées, étranges ou dérangeantes.

Les documentaires happent le spectateur par une discrète prise en charge de ces trois niveaux d’appétit cognitif.

Pâte

D’abord, nous saisir là où nous en sommes, dans ces histoires que nous nous racontons volontiers et qui forment notre socle de sécurité. « Prendre le spectateur par la main », dans le jargon professionnel. Un documentaire qui omettrait totalement de prendre appui sur quelque élément déjà connu du public serait épuisant : chaque nouvelle notion exigerait explication et solliciterait au visionnage une attention soutenue, rapidement rébarbative. Le plus souvent, le corpus initial mobilisé par le film relève moins de l’information que de l’histoire cent fois entendue. Un film consacré au nucléaire fera difficilement l’impasse sur les notions de « danger », « accident », « radiations »… aujourd’hui inscrites dans l’imaginaire commun. Ou, en France, de l’histoire du nuage de Tchernobyl qui se serait arrêté à la frontière, qu’il s’agisse ensuite de perpétuer ou de dénoncer le mythe.

Le documentaire nous offre ensuite toute une palette d’informations nouvelles, volontiers surprenantes, autant de mises en bouche appétissantes que nous répéterons le lendemain devant la machine à café : « Tu te rends compte ? En cas d’accident nucléaire, il ne faut surtout pas prendre la voiture, parce qu’il n’y a qu’une mince couche de métal entre la radioactivité et ma tête… »

Enfin, le film est censé nous désarçonner, intimement, en nous confrontant à nos impensés. Aller « à la rencontre du réel pour que ce réel nous change, pour que se transforme l’idée que l’on pouvait s’en faire avant de le filmer », écrivaient en 2021 Julie Bertuccelli, Simone Bitton, Jean-Louis Comolli, les frères Dardenne, Patricio Guzmán, Gérard Mordillat, Wiliam Karel… cinq cents grands noms du documentaire dans une tribune de la Société des réalisatrices et réalisateurs de films [3]. Nous mener à l’altérité, à visualiser le monde depuis un point de vue inédit. Pour envisager par exemple que la « vie bonne » ne coïncide pas nécessairement avec la préservation du corps de toute atteinte 2. Que le meilleur choix suite à un accident nucléaire, peut-être pour l’un de fuir le pays, la crainte des radiations menaçant par trop son équilibre de vie ; pour l’autre, de demeurer sur place ou d’y revenir au plus tôt, son bien-être étant indissociable de sa terre, de son cercle familial, de sa maison et de son horizon.

Cette structure en trois couches est identique, quelle que soit la qualité informationnelle, la rigueur, l’intentionnalité (informative ou rhétorique) du documentaire. Et c’est ce qui rend si difficile, pour le spectateur, la discrimination des productions.

Garniture

Car c’est à l’intérieur de cet agencement que se nichent les nuances.

Au premier niveau, le distinguo sera fonction du temps, bref ou prolongé, passé à ressasser le su, à laisser au spectateur le doudou sécurisant de ce à quoi il adhère déjà. Plus ce rabâchage est copieux, mieux les éléments fictionnels, fictifs voire erronés du niveau deux pourront s’intriquer. Un dispositif mis en évidence par le philosophe du langage John Searle dans son analyse de la construction des récits : « En se référant à des lieux et des événements réels et en les en tremêlant de références fictives, l’auteur permet de faire du fictionnel un prolongement de nos connaissances pré-existantes » [5].

Au second niveau, qualité, rigueur et nouveauté des informations offertes au public fournissent les éléments les plus immédiatement analysables et objectivement contestables. C’est en effet ici que le film est censé rectifier ou nuancer les éventuels « ressassés » fantaisistes du premier niveau (nuage de Tchernobyl ou suicide des lemmings), ou choisit de n’en rien faire. Plus encore, c’est ici que le film prend le risque de l’erreur, de livrer une information peu robuste, obsolète voire fausse : susceptible donc de lui être facilement reprochée. La parade, aguichante : se cantonner aux émotions, aux opinions, aux croyances ou aux métaphores, régime qui n’exige ni savoir, ni vérification. Le spectateur peut être alors doublement gagné : par une succession d’informations subjectives, poignantes ou enthousiasmantes, qui ont au surplus le bon goût de lui éviter l’inconfortable effort de la recension, du fact-checking. Comme le souligne Searle, dans ce qu’il nomme la règle de sincérité, il ne peut en effet y avoir erreur que sur les éléments réels : « L’épreuve de vérité de ce à quoi l’auteur s’engage est ce qui compte comme une erreur » [5].

Les Pâtissiers ou Les Frères Vanaise(étude), Gustave Vanaise (1854-1902)

Pour reprendre l’exemple du nucléaire, un documentaire qui communique l’effroi d’une famille, la désolation à devoir quitter ses terres, la crainte de développer un cancer, ne s’expose à aucun risque : pour déchirantes et sincères qu’elles soient, les informations partagées ici sont de l’ordre du subjectif ‒ ni démontrables, ni réfutables. De même, en l’absence de tout référentiel, aucun risque à énoncer centaines de becquerels et de microsieverts : tant que seules la musique, le ton de la voix et les plans suggestifs d’abandon définissent comment l’information doit être perçue, un puissant effet d’adhésion sera obtenu sans que le film ne se rende objectivement coupable de désinformation. Dans les mots du théoricien du cinéma Michael Renov, le documentaire vend alors « des arguments rhétoriques comme des vérités et des visions du monde comme des récits objectifs de l’histoire » [6], sans pour autant pouvoir être épinglé pour rupture du pacte de sincérité.

C’est à ce second niveau aussi que le film peut préférer l’addiction à la nutrition. Plutôt que de sélectionner avec soin quelles informations viendront nourrir une réflexion plus profonde, le documentaire choisit de multiplier les données anecdotiques et plaisantes, énumérées sans objectif solide de démonstration. Quel que soit leur statut de véracité, qu’il y ait de l’eau sur Ganymède ou que l’on doive les pyramides d’Égypte aux extraterrestres, ces infos-gadgets sont peu susceptibles, par elles-mêmes, de susciter un ultérieur retour sur soi, aggiornamento cognitif ou interrogation citoyenne. C’est l’info sans risque ni effort, l’effet apéricube : une languette facile à tirer, un emballage qui s’ouvre sur une question sans enjeu, la réponse qui vient sitôt l’emballage retourné, et en prime, une gourmandise qui s’avale sans mâcher. « Ce que j’appelle une forme “confortable”, explicite la documentariste américaine Jill Godmilow : elle permet de renvoyer le public du cinéma (ou directement au lit) avec un sentiment de plénitude, de sérénité. Indemne » [7].

Est dans ce cas épargné au spectateur le plus ardu : le troisième niveau. La confrontation à une approche du réel qui n’entre pas dans ses catégories de pensée. Le doute. La possibilité qu’une explication tout autre existe ; qu’une vision contre-intuitive des événements ou des faits mérite d’être soupesée. Car c’est là le rôle du documentaire, explique Godmilow : offrir à tout un chacun d’en ressortir équipé « de nouveaux outils conceptuels, qui permettent d’articuler ensuite une critique – une critique applicable à toutes sortes de situations sociales et historiques », par-delà la thématique initiale exposée par le film. Or il s’avère autrement rentable, en termes d’adhésion, d’opter pour un énoncé affirmatif, monochrome, rassurant.

L’injonction faite à des documentaristes « acculés à réaliser des contenus formatés au commentaire explicatif » [3] préserve le spectateur des nuances insaisissables de l’incertitude : il peut alors refermer le film comme on clôt un livre, question résolue, plutôt que la tête pleine de questionnements, prêt à quitter son écran pour chercher plus loin et plus profondément.

Moule

Les documentaires qui susciteront le plus facilement l’enthousiasme seront souvent ceux qui auront habilement jonglé entre une couche bien épaisse d’acquis, truffés de pépites émotionnellement engageantes, et laissant leur public dans le moule qu’il connaît bien. Or, cuisiné à cette sauce-là, le documentaire s’avère plus susceptible de verser dans la désinformation : recours appuyé aux référentiels du public pour un sentiment de sécurité et d’appartenance à une communauté ; chips d’informations non vérifiables voire fausses mais n’engageant ni retour sur soi ni démarche de vérification, pour un savoir sans apprentissage ; et enfin matraquage de certitudes sans ouverture sur de nouveaux possibles épistémiques. La tentation sera donc grande, y compris dans certains films susceptibles d’être oscarisés, de s’en tenir aux premier et second niveaux de la structure, laissant le spectateur dans le confort d’une éternelle enfance.

March of the Penguins, mouture américaine de La Marche de l’empereur réécrite et re-musicalisée pour le marché américain, décroche en 2006 l’Oscar du meilleur film documentaire. Exit les dialogues délicats de la version française entre papa, maman et bébé pingouin : une « voice of God », commentaire narratif qu’aucune autre voix ne vient contraster, et une orchestration classique au lieu de la subtile composition électronique d’Émilie Simon, enserrent le film de Luc Jacquet dans une énonciation hollywoodienne, assertive et triomphante (comparez la bande annonce de la version américaine March of the Penguin avec la voix de Morgan Freeman et la bande annonce de la version originale française de La Marche de l’empereur). Les conservateurs chrétiens américains s’en emparent, emmènent enfants et familles par bus entiers aux projections. L’historienne du cinéma Nora Stone décrypte : « Le succès du film tenait à l’absence de tout enjeu “politique”, tel que la théorie de l’évolution ou le changement climatique » [8]. Interpellé par ce singulier engouement, The New York Times écrit : « Les réalisateurs assurent qu’ils n’ont pas consciemment esquivé ces thématiques – de fait, ils assurent croire à la théorie de l’évolution – mais, ajoutent-ils, ils voulaient créer un film qui toucherait le plus large public possible » [9]. L’absence de troisième niveau dans ce film iconique permettra à la mouvance conservatrice d’en faire un parangon de la théorie pseudo-scientifique du « dessein intelligent » [9] comment croire que la perfection éthologique des manchots empereurs serait le fruit du hasard ou de l’évolution ? Le succès du film n’entraînera en revanche auprès de cette Amérique-là aucun frémissement sur la question de l’effondrement climatique ou de la biodiversité. Par-delà l’incontestable beauté du film, March of the Penguins est plébiscité par le public conservateur pour ce qu’il propose de connu – famille, monogamie, hétéronormativité, reproduction – que viennent chamarrer quelques nouveautés éthographiques inoffensives. Le premier et le second niveau, sans l’inconfort du troisième.

Vingt ans plus tard, le dernier opus antarctique de Luc Jacquet, Voyage au pôle Sud, récit intimiste, corps-à-corps avec les glaces qui reculent et le désir de retrouver au fond de soi l’émerveillement face à la nature, résonne comme un testament : quelle planète lègue le cinéaste aux générations qui viennent ? Mais critiques et public boudent la photographie en noir et blanc, regrettent les bleus glacier adorés vingt ans plus tôt, conspuent le manque d’informationssurprises sur phoques ou manchots, détestent la traversée préalable d’une Terre de Feu ravagée par le réchauffement climatique, rejettent enfin les interrogations du cinéaste sur notre quête de grands espaces au moment où nous les détruisons méthodiquement. À force de renoncer au troisième niveau, de rechigner à « ouvrir ces espaces de réflexion critique » [3], les documentaires ont accoutumé le spectateur, dans les mots du réalisateur Gérard Mordillat, à n’être qu’« un citoyen prisonnier de l’image et un consommateur gavé au sucre de la nouveauté. Un citoyen qui ne réclame plus de voir ni de comprendre (l’idéologie, les programmes), mais d’être ébloui par limage projetée » [10]. Un crédule, en suspension.

Références


1 | Ricoeur P, Temps et récit, Le Seuil, 1983.
2 | Victorri B, « Homo narrans : le rôle de la narration dans l’émergence du langage », Langages, 2002, 146 :112-25.
3 | « Réconcilions la télévision et le documentaire ! », groupe documentaire de la Société des réalisateurs de films (SRF), tribune, 8 mars 2021. Sur la-sfr.fr
4 | Weber JC, La Consultation, PUF, 2017.
5 | Searle JR, “The logical status of fictional discourse author” in On narrative and narratives : new literary history, The Johns Hopkins University Press, 1975, 319-32.
6 | Renov M, The subject of documentary, University of Minnesota Press, 2004.
7 | Shapiro AL, Godmilow J, “How real is the reality in documentary film ?”, History and Theory, 1997, 36 :80-101.
8 | Stone N, How documentaries went mainstream : a history, 1960- 2020, Oxford University Press, 2023.
9 | Miller J, “March of the conservatives : Penguin film as political fodder”, New York Times, 13 septembre 2005.
10 | Mordillat G, « Le spectateur impatient », Le Monde diplomatique, juillet 2018.

1 Voir l’article sur ce sujet dans ce dossier.

2 Sur ces questions philosophiques de « vie bonne » et de « meilleure santé », voir [4].

Publié dans le n° 349 de la revue


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L'auteur

Myriam Tonelotto

Réalisatrice et pionnière du documentaire en animation.

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