Cause toujours ! De l’impunité en documentaire
Publié en ligne le 7 novembre 2024 - Science et médias -
Ah non ! Ça ne se passera pas comme ça ! Vous venez de voir un documentaire à la télé ou en ligne, et le contenu vous reste en travers de la gorge : « Désinformation ! » vous insurgez-vous.
Petite recherche sur Internet, et, paf : « J’alerte l’Arcom ! » [1]. Après tout, c’est écrit noir sur blanc : l’Autorité de régulation de la communication audiovisuelle et numérique « lutte contre la manipulation de l’information » [2]. Héritière du CSA (Conseil supérieur de l’audiovisuel), elle s’appuie sur la loi [3] qui exige de tout éditeur audiovisuel « d’assurer l’honnêteté de l’information et des programmes qui y concourent », de garantir « le bien-fondé et les sources de chaque information » et de veiller à « l’expression des différents points de vue ». Bref, « d’éviter d’induire le téléspectateur en erreur » [4]. Or là, vous estimez que le compte n’y est pas. Le documentaire scientifique que vous venez de visionner comporte des erreurs, des lacunes, vous paraît partisan sur une question ô combien clivante.
Eh bien, ce n’est pas gagné. Parce qu’il s’agit de droit. Or le droit, en matière audiovisuelle et donc de documentaire, ne s’intéresse qu’à un nombre restreint d’objets : au niveau de l’auteur, droits patrimoniaux (les revenus) et droits moraux (paternité de l’œuvre) ; côté producteur, autorisations de diffusion et de reproduction ; l’œuvre elle-même est protégée contre le piratage et les citations abusives ; sont protégées aussi les personnes filmées (droit à l’image, droit à la vie privée, diffamation, présomption d’innocence…) ; il est interdit de filmer, hors exceptions, les audiences judiciaires et l’incitation à la haine raciale, religieuse ou au sexisme, tout comme l’apologie du terrorisme, tombent bien entendu sous le coup de la loi [5] ; quant aux animaux, il va de soi que le désormais célèbre article L214 du code rural pour les espèces domestiques et les textes réglementaires de protection de la faune sauvage s’appliquent.

Mais voilà, dans le documentaire en question, on n’a ni maltraité un canard, ni diffamé un poulet, personne n’est traité de noms d’oiseaux et le film n’invite pas à voler dans les plumes d’une quelconque bande de rapaces. Le bec dans l’eau, vous maugréez : quid d’une information fausse ? de la manipulation ? du mensonge ?
Le droit s’inquiète bien de faux et usage de faux mais… pour les sacs à main de luxe, la paperasse administrative [6] ou la monnaie. Dans les domaines, en clair, où la visée frauduleuse du falsificateur est évidente : nul besoin d’un détecteur de mensonges, l’objet même de la fraude trahit l’intention délibérée. Si vous vendez de faux sacs iBuiton, des contrefaçons de billets de banque, ou enjolivez votre avis fiscal pour convaincre le bailleur de votre solvabilité, l’intention ne fait guère de doute, le lien entre le faux et le bénéfice escompté est immédiat. Mais quand un documentaire omet, par exemple, de préciser le référentiel qui vous permettrait de relativiser le danger de tel élément dans l’eau potable, tout en vous gratifiant d’une musique anxiogène, quand il n’y a en somme ni erreur, ni faux chiffres, juste une indéfinissable suggestion, comment déterminer l’intention mensongère du réalisateur ?
Le pénaliste André Decocq écrivait en 1979 : « Le droit oblige seulement au for extérieur : mentir n’est pas, en soi, une infraction » [7]. Aux Assises, les jurés peuvent se prononcer selon leur intime conviction, mais dans le reste du droit, civil tout particulièrement, les preuves sont nécessairement extérieures à la conscience intime du réalisateur. Comment prouver matériellement, objectivement, pour le dire à la Guy Durandin, précurseur en France des études sur la propagande, que le but du réalisateur du documentaire qui vous a mis en rogne était « de transformer une situation à son avantage, en modifiant les signes sur lesquels le jugement de l’adversaire pourrait s’exercer » [8] ? La bonne réponse est… vous ne pouvez pas, et le droit non plus. Le réalisateur a pu se tromper. Ou croire profondément à ce qu’il avance. Ou avoir été berné et refuser de se l’avouer. Vous n’en aurez jamais la preuve, faute d’être dans sa tête. Quand bien même vous découvririez que le commentaire du film a été écrit par le service de communication d’une affreuse entreprise de biocides ou de pendules phytoquantiques, vous seriez bien en peine de prouver que le réalisateur n’a pas repris ces lignes en toute bonne foi ou par adhésion sincère au propos.
L’Arcom, qui instruit les dossiers sur la base du droit, reconnaît donc « qu’il est malaisé de retenir une définition unique de la manipulation de l’information, d’autant plus que toute information fausse n’est pas illégale et que la publication d’une information fausse n’est pas nécessairement faite dans l’intention de tromper » [9]. Et sans loi, ni crime, ni peine.
Bon, exit l’Arcom ! Quoi d’autre ? Haha ! Tremble scélérat ! Le CDJM est là ! Le Conseil de déontologie journalistique et de médiation se présente dans ses statuts comme « l’une des réponses à la crise de confiance du public envers les médias [et à ses] interrogations sur le respect de la déontologie du journalisme » [10].
De la déontologie, donc. Parfait, exit le droit obtus.
Oh, ils ont même un guide sur le traitement des questions scientifiques ! Votre joie redouble en le parcourant : « Le traitement de l’information scientifique exige une attention spécifique en matière de déontologie journalistique. Changement climatique, pandémies, modèle agricole, débat sur les énergies : la science prend une place de plus en plus grande dans l’information des citoyens. Or de nombreux professionnels, lecteurs, auditeurs et téléspectateurs constatent des lacunes dans le traitement médiatique de ces questions : méconnaissance de la démarche scientifique, dérives vers l’information spectacle, parole donnée à des experts dont la reconnaissance des pairs n’est pas garantie » [11].
Le livret liste les interdits du journalisme scientifique : impensable de « s’en remettre au bon sens sur les questions scientifiques », rédhibitoire de « confondre opinions et faits scientifiques » ou de mélanger « controverse scientifique – de réels désaccords entre experts – et controverse politico-médiatique », empoignade indépendante des données de la science. Inacceptable encore, de symétriser connaissances établies et « démonstrations minoritaires rejetées ». Mais gare cependant à se montrer trop frileux en matière de « points de vue innovants ou originaux, sous réserve qu’ils soient étayés par des arguments scientifiques robustes ». Et de livrer ce dernier conseil : « Dans le doute, s’abstenir ».
« Je saisis le CDJM ! » lancez-vous illico presto à votre poste télé.
Vous examinez les critères pour que la saisine soit recevable [12]. Ah, c’est pas anonyme cette affaire… Même pas peur ! Puis cochez une à une les cases : comme pour l’Arcom, le programme doit déjà avoir été diffusé. Vous avez ensuite trois mois pour réagir. Et comme pour l’Arcom aussi, demeure hors champ de saisine « l’ensemble de la production d’un média », sa ligne éditoriale ou son choix de programmation – ce n’est pas ici que vous ferez la peau à Rogntudjû TV. Mais si votre plainte est retenue, bingo ! Il y aura enquête, collecte des réponses des fautifs qu’on vous transmettra, droit d’y porter vos observations, et à la fin, délibération et publication de l’avis !

Vous voilà fan, vous vous lancez dans la lecture de quelques avis rendus par le CDJM sur d’autres documentaires. Ah oui, çui-là, je m’en souviens, un chef d’œuvre de mensonge par omission ! Intervenants choisis hors de leur champ de compétence ou dans un seul « camp », référentiels inexistants, titre induisant en erreur… Une synthèse ! Mieux que Carmet dans le film d’Audiard 1 !
Las ! Vous enchaînez les déceptions. Le choix orienté des intervenants ? Le CDJM estime [13] « que ne pas faire appel à un médecin spécialiste des effets des rayonnements ionisants relève d’un choix éditorial ». Les données manquantes ? « Les décès attribués au charbon par un rapport de 2016 du WWF ne sont certes pas cités, mais ce choix n’est pas une inexactitude factuelle. » L’absence de référentiels ? « Ne pas mentionner ces éléments ne constitue pas une faute déontologique, mais relève d’un choix éditorial. » Le titre trompeur ? « Un documentaire peut être une prise de position éditoriale, qui s’appuie sur des faits. Le choix d’un titre est éminemment éditorial et traduit ce choix. » Interdit, vous relisez les statuts et reprenez là où vous vous étiez, un brin trop tôt, arrêté : « Les questions sur les choix rédactionnels et la ligne éditoriale propre à un média n’entrent pas dans le champ de compétence du CDJM. »
Une petite camomille, pour vous apaiser ? Peut-être mieux : un instant de réflexion. Car le danger à sanctionner un manquement déontologique dépasse fort probablement celui que l’impunité peut entraîner. Le CDJM, à l’occasion des États généraux de l’information qui se tiennent jusqu’à l’été 2024, met en garde : « La notion même de sanction concernant le respect de la déontologie de l’information est dangereuse. Le risque est qu’une autorité politique ou administrative glisse volens nolens du respect des “bonnes pratiques” à l’analyse des choix éditoriaux des rédactions et des journalistes. C’est pour cette raison que, dans aucune démocratie, une instance d’autorégulation de la déontologie du journalisme n’a de pouvoir de sanction » [14].
L’ONG britannique Media Defence [15], spécialisée dans l’aide juridique aux journalistes et médias indépendants poursuivis dans le monde en raison de leur travail, le rappelle : la lutte contre la désinformation passe par l’éducation critique aux médias bien mieux que par le contentieux juridique. La diffusion de fact-checking, l’analyse, la création de contre-récits, outillent le citoyen sans gripper la liberté d’expression. Juge à la Cour suprême américaine, Anthony Kennedy déclarait, dans une décision rendue en 2012 2 : « Le remède à un discours faux est un discours vrai. C’est le cours normal des choses dans une société libre. La réponse à l’irrationnel est le rationnel ; au mal informé, l’éclairé ; au mensonge pur et simple, la simple vérité » 3 [16].
J’écris à Kennedy ! //
1 | « J’alerte l’Arcom sur un programme », page web. Sur csa.fr
2 | Arcom, « Liberté d’expression et lutte contre la désinformation : les ressources éducatives et actions de l’Arcom » ? Sur arcom.fr
3 | Article 1er de la délibération n° 2018-11 du 18 avril 2018 relative à l’honnêteté et à l’indépendance de l’information et des programmes qui y concourent. Sur legifrance.gouv
4 | « La déontologie des programmes », page web. Sur arcom.fr
5 | Loi du 29 juillet 1881 et ses modifications postérieures. Sur legifrance.fr
6 | « Que risque-t-on en cas de faux et d’usage de faux ? », page web. Sur service-public.fr
7 | Decocq A, « Préface », in Le Mensonge en Droit Pénal, Éditions L’Hermès, 1979, p. 10.
8 | Durandin G,Les Fondements du mensonge, Flammarion, 1972, p. 112.
9 | Arcom, « Bilan annuel des moyens et mesures mis en œuvre par les opérateurs de plateformes en ligne en 2021 », novembre 2022. Sur arcom.fr
10 | Statuts du Conseil de déontologie journalistique et de médiation (CDJM). Sur cdjm.org
11 | « Le traitement des questions scientifiques », recommandation adoptée par le CDJM le 8 novembre 2022. Sur cdjm.org
12 | « Saisir le conseil », page web. Sur cdjm.org
13 | CDJM, « Avis sur la saisine n° 22-037 », 8 novembre 2022. Sur cdjm.org
14 | CDJM, « États généraux de l’information : le CDJM fait cinq propositions », 21 novembre 2023. Sur cdjm.org
15 | Media Defence, “False News, Misinformation And Propaganda”, cours en ligne. Sur mediadefence.org
16 | “United States v. Alvarez, 567 U.S. 709 (2012)”, arrêt de la Cour suprême des États-Unis, 2012. Sur supreme.justia.com
1 Comment réussir quand on est con et pleurnichard, 1974, film de Michel Audiard. Le personnage incarné par Jane Birkin y qualifie de« synthèse »les personnages les plus veules, mythomanes, ratés, inélégants, stupides. C’est ainsi qu’elle déclare au personnage interprété par Jean Carmet :« Tu m’as loupé comme un chef. T’as pas arrêté de dire des conneries. (…) Y’a tout. T’es une synthèse. »
2 Traduction par nos soins.
3 Autant de contre-pouvoirs qui ne font sens, bien entendu, que pour autant que l’on demeure en régime authentiquement démocratique.
Publié dans le n° 349 de la revue
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