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Entretien avec Luc Rodet

Publié en ligne le 16 janvier 2024 - Esprit critique et zététique -
Propos recueillis par Hélène Quénin pour Book-e-Book.


Book-e-Book. Croyez-en mon expérience est le fruit d’un travail conjoint entre une équipe de chercheurs de la faculté de psychologie et sciences de l’éducation de l’université de Genève et l’association de médiation scientifique « À seconde vue » dont vous êtes le co-fondateur et président. Quel est le but ?

Luc Rodet. Le cerveau humain fascine par son extraordinaire complexité et ses mystères. Nous l’utilisons à chaque instant sans nous poser de questions, le plus souvent avec une grande efficacité. Mais il a des limites et mieux comprendre son fonctionnement peut permettre de les identifier et de les dépasser. C’est le travail des chercheurs d’identifier ces limites pour en faire bénéficier chacun d’entre nous. Notre association a pour but de transmettre de façon ludique et pédagogique les résultats de cette recherche scientifique.

Aujourd’hui, dès que l’on parle « esprit critique », on évoque nos « biais cognitifs »... De quoi s’agit-il ?

Les processus cognitifs ont été mis en évidence par les recherches en psychologie dans le courant du XXe siècle, lorsque la psychologie s’est dotée de méthodologies scientifiques. Les recherches actuelles en psychologie et plus largement en sciences de la cognition continuent de préciser la nature et le fonctionnement de ces processus. Elles mettent en évidence d’étonnantes capacités, mais aussi des limites, souvent inconscientes, qui peuvent être regroupées sous le terme de « biais cognitifs ». Dans toute décision ou raisonnement, notre cerveau élabore une représentation de l’information en fonction du contenu de sa mémoire et des perceptions reçues. Tout un ensemble de processus cognitifs complexes entre en jeu pour donner du sens à telle situation, agir sur elle, raisonner ou élaborer une opinion. C’est ce que nous détaillons dans le chapitre « Que se passe-til dans notre tête ? »

Le livre est très concret car il s’appuie sur des anecdotes de la vie quotidienne. Comment les exemples vous sont-ils venus ?

Dans tous les moments du quotidien, nous faisons appel à nos processus cognitifs. C’est par exemple le cas quand nous utilisons notre mémoire. On peut à la fois ne plus se rappeler d’une courte liste de courses tout en étant capable de mémoriser un texte d’une chanson ou d’une pièce de théâtre. Une contradiction apparente qui s’explique par le fonctionnement du cerveau.

C’est aussi le cas lorsque nous observons une scène et que nous ne faisons pas attention à certains détails que d’autres ont pourtant vus. Là encore, la recherche en sciences cognitives fournit des explications.

Il y a aussi cet exemple de « la compétence en représentation graphique »,p. 124 du livre, avec ce graphique diffusé en 2020 par les médias et intitulé « Bond de cas de Covid-19 en France ». Vous démontrez comment la réalité peut vite être déformée. Mais comment en expliquer la raison ?

Sans forcément avoir de mauvaises intentions, nous trions les informations qui nous intéressent ou nous touchent avant de les communiquer. Nous choisissons des mots ou des images, nous utilisons des schémas, nous mettons en forme l’information en fonction de notre perception des choses, de nos convictions, de nos objectifs, de nos valeurs. Dans ce processus de réflexion et de communication, nous construisons ainsi une certaine réalité qui n’est jamais vraiment objective ni partagée par tous.

Après cette partie dédiée à « ce qui se passe dans notre tête », l’ouvrage propose une méthode pour développer sa réflexion critique. Vous l’appelez « la spirale de la tortue ». Très brièvement, de quoi s’agit-il ?

La spirale de la tortue : « Si le doute est le point de départ, il ne doit pas être celui de l’arrivée »(page 173 du livre).

Il faut réussir à se forger une opinion la plus argumentée possible sans tomber dans l’excès de celui qui doute de tout, « le risque existe de confondre l’esprit critique avec un esprit de critique » écrivent Elena Pasquinelli et Gérald Bronner. Il faut comprendre et se remettre en question, avoir la capacité de s’adapter à une situation nouvelle – ce que nous appelons la flexibilité cognitive –, s’informer puis analyser les informations recueillies. Si le doute est le point de départ, il ne doit pas être celui de l’arrivée.

C’est cela notre spirale de la tortue que nous détaillons dans le livre.

Vous avez cité la philosophe E. Pasquinelli et le sociologue G. Bronner. Ces deux chercheurs en sciences cognitives sont à l’origine d’un rapport commandé par le ministère de l’Éducation nationale et de la Jeunesse. Dans quel but ? Nos enfants vont-ils être davantage éveillés (éduqués ?) à l’esprit critique ?

L’éducation à l’esprit critique est un enjeu de société, pour les adultes comme pour les enfants. Avec le développement des réseaux d’information mais aussi avec la pression professionnelle ou personnelle à prendre toujours de bonnes décisions sur des sujets souvent complexes, posséder des outils pour mieux comprendre le cerveau et aiguiser son esprit critique sont des capacités indispensables de chaque citoyen.

L’Éducation nationale doit relever ce défi pédagogique. De nombreux chercheurs travaillent sur cette question et les enseignants commencent à s’en saisir. On peut espérer que ce travail porte ses fruits pour les prochaines générations d’élèves.

Savoir développer une pensée critique est un impératif citoyen. Il s’agit d’une démarche scientifique, c’est-à-dire une démarche intellectuelle rigoureuse, que chacun peut s’approprier.

Publié dans le n° 346 de la revue


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L' auteur

À seconde vue

L’association « À seconde vue » vous propose d’expérimenter de manière interactive et ludique la démarche critique (...)

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