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Esprit critique et autonomie intellectuelle

Publié en ligne le 27 mars 2023 - Esprit critique et zététique -

Nombreux sont ceux qui invitent à réfléchir, à s’extraire de la pensée commune, à exercer son esprit critique, tout en promouvant des contenus alternatifs mensongers, pseudo-scientifiques voire conspirationnistes. Si penser par soi-même conduit à en conclure que ce type de contenu est fiable et digne de confiance, doit-on réellement encourager l’autonomie intellectuelle ? L’esprit critique est-il alors synonyme de rejet de toute forme d’autorité détentrice de connaissances (gouvernants, scientifiques, médias, etc.) ? Dans quelle mesure peut-on penser par soi-même et devenir un « bon » penseur critique ?

Sapere aude

Comme le philosophe Bertrand Russell (1872-1970) l’exprimait déjà, un authentique penseur critique doit faire preuve de discernement éclairé et d’autonomie intellectuelle [1]. Il doit être capable de former ses jugements de manière indépendante, de bien s’informer et de ne pas se laisser tromper par les autres. Les qualités mises en avant par Russell sont considérées comme un enjeu majeur de tout enseignement, voire de toute formation intellectuelle digne de ce nom [2]. Emmanuel Kant posait également l’autonomie intellectuelle (« penser par soi-même ») comme l’une des trois maximes 1 pour faire bon usage de sa pensée, amenant chacun à devenir intellectuellement responsable et rationnel pour atteindre « la libération de la superstition », autrement dit les Lumières [3]. Pour Kant, on n’est plus dépendant des autres lorsque notre raison nous permet d’atteindre l’autonomie, et cela n’est possible que dans la mesure où l’on a le courage de s’en servir et que l’on « ose savoir » (sapere aude). On se détache ainsi de la tutelle des autres et de leur possible manipulation 2.

Portrait de Jean Lerond d’Alembert,
Catherine Lusurier (1752-1781)

Ainsi, suivant ces lignes de pensées philosophiques, une personne est intellectuellement (épistémiquement) autonome si elle possède des raisons premières et directes de penser que quelque chose est vrai ou vraisemblable. Elle ne se fie pas aux témoignages rapportés et indirects et n’est pas influencée par l’avis d’autres individus. Notre raison et nos facultés cognitives sont suffisantes pour trouver les justifications à nos croyances, pour enquêter, soupeser et juger. Comme le précise l’épistémologue Gloria Origgi, c’est une manière d’envisager l’individu autonome, refusant toute possibilité de connaître par l’intermédiaire d’autrui, invitant chacun à éviter la crédulité et à préserver son autonomie, sa liberté de penser, et assurer ainsi une bonne conduite intellectuelle « face à l’invasion permanente des opinions des autres » [4]. En ce sens, l’individu devient alors autonome et responsable de la justification de ses croyances.

Autonomie ou autarcie ?

Toutefois, cette façon d’envisager l’autonomie sans plus de précisions est insuffisante, voire erronée. En effet, une grande part de ce que nous croyons, pensons et savons est le produit d’une interaction avec les autres, voire d’une transmission directe par autrui (enseignements, témoignages directs, lectures, médias, etc.). Il ne faut donc pas confondre l’autonomie intellectuelle avec l’autarcie intellectuelle où nous serions capables d’obtenir par nous-mêmes, indépendamment des autres, des connaissances fiables. L’autarcie est plus proche d’une sorte d’orgueil intellectuel conduisant à surestimer nos réelles capacités tout en considérant autrui au mieux comme une source d’erreur, au pire comme un manipulateur. L’autonomie consiste en revanche en un juste équilibre : il faut à la fois être capable de remettre en question toute information reçue d’autrui, d’éviter la crédulité comme la manipulation, d’acquérir des compétences et dispositions pour raisonner et former ses propres croyances et connaissances. Mais il faut aussi comprendre en quoi celles-ci dépendent d’autrui. Ainsi, nos parents, l’école, la télévision, Internet, les livres, nos amis, les scientifiques, etc., nous donnent accès à des contenus que nous ne pourrions pas toujours (voire jamais) obtenir ou (re)trouver par nous-mêmes. Pour parvenir à cet exercice libre et autonome de la raison, il est nécessaire, non pas d’évacuer toute influence extérieure, mais plutôt de savoir comment l’évaluer et s’en servir, comment reconnaître les témoignages fiables et les autorités légitimes susceptibles d’augmenter nos connaissances. Le philosophe Jacques Bouveresse (1940-2021) rappelle à ce propos que, depuis notre plus jeune âge, nous vivons dans cette dépendance vis-à-vis des autorités qui nous apprennent la plupart des choses que nous savons. Et, même s’il est possible de les vérifier ou de les rejeter, il serait illusoire de prétendre à une totale indépendance : « Nous avons commencé par croire un bon nombre de choses simplement sur la foi de l’autorité de personnes en qui nous avions confiance ; nous avons eu, par la suite, l’occasion d’en examiner un certain nombre et de découvrir qu’elles étaient effectivement vraies ou qu’elles ne l’étaient pas ; mais on ne peut pas exiger raisonnablement de quelqu’un qu’il fasse cela pour chacune de ses croyances. Même dans le domaine scientifique et même à l’intérieur de sa propre spécialité, on accorde sans difficulté sa croyance à une multitude d’affirmations pour lesquelles on est incapable de fournir soi-même des raisons suffisantes ; et on ne voit pas très bien, du reste, comment il pourrait en être autrement » [5].

Autonomie, vigilance et confiance

Faire preuve d’esprit critique, c’est-à-dire savoir faire le tri et identifier les informations et informateurs fiables, est donc la clé pour atteindre l’autonomie intellectuelle. Cela implique de déléguer correctement sa confiance, mais aussi d’être vigilant, c’est-à-dire capable d’utiliser l’ensemble des mécanismes cognitifs permettant d’évaluer le risque d’être induit en erreur par autrui [6]. Cette vigilance (qui n’est pas une méfiance ni un doute systématique) a un rôle régulateur omniprésent dans nos interactions sociales et se comprend en lien avec la confiance que nous accordons dans le cadre de nos échanges avec d’autres individus (à distinguer de la crédulité). En effet, il est impossible de passer son temps à tout vérifier, à tout remettre en question. Dans notre vie de tous les jours, nous devons accorder notre confiance à un certain nombre de personnes, autorités ou experts. Mais cette confiance est régulée par des processus cognitifs qui ne laissent pas tout passer (à l’inverse de la confiance aveugle). Comment s’assurer alors que ces processus de tri sont efficaces ? Une réponse consiste à développer et affiner un certain nombre de critères permettant d’être vigilant « à bon escient », autrement dit de disposer de moyens fiables pour bien calibrer notre confiance. Ce travail est un enjeu majeur de la formation à l’esprit critique qui, nous l’avons souvent indiqué dans cette chronique, ne doit pas être assimilé à une mise en doute systématique des informations reçues. Être vigilant consiste alors à utiliser des mécanismes de traitement de l’information. Encore faut-il que ceux-ci soient capables de laisser passer les contenus fiables tout en détectant les contenus frelatés : il faut ainsi minimiser les faux positifs (en évitant de laisser passer les fausses informations) et les faux négatifs (en évitant de rejeter trop d’informations fiables). Une vigilance trop passive conduirait à accepter beaucoup de fausses informations, mais une vigilance trop stricte ferait rejeter un grand nombre d’informations fiables.

Autonomie et esprit critique

Nous sommes tous dépendants les uns des autres pour accéder à la quasi-totalité des connaissances sur le monde qui nous entoure. Viser l’autonomie intellectuelle, c’est être capable d’exercer son esprit critique pour analyser, évaluer, accepter ou douter des informations reçues d’autrui, mais pas de les rejeter a priori au seul motif qu’elles viennent d’autrui. Insistons sur ce point : l’autarcie intellectuelle (si elle a un jour existé), souvent camouflée sous une prétention à l’esprit critique par certains (comme les conspirationnistes les plus déterminés), n’est qu’une illusion utilisée pour duper en faisant miroiter la liberté retrouvée d’un jugement (soi-disant) autonome. L’assujettissement n’est pas très loin, déguisant une idéologie en pensée indépendante, mais en réalité factice puisque, in fine, l’individu adhérant à cette idée ne fait que déplacer (et non annuler) sa confiance vers d’autres individus moins fiables. C’est un leurre dangereux car il fait miroiter une fausse liberté de penser en guise de véritable manipulation.

Solitude, Alexander Harrison (1853-1930)

L’autonomie intellectuelle n’est donc pas un encouragement à nier toute interaction avec autrui et ce qu’il peut nous apporter, au contraire. Si les informations reçues sont critiquables, si elles méritent même d’être combattues et remises en question lorsqu’elles sont erronées voire trompeuses, elles n’en demeurent pas moins une composante essentielle de toutes nos croyances et connaissances dont il faut savoir évaluer la fiabilité. L’autonomie est donc atteinte non pas contre, mais avec autrui, et surtout avec vigilance et esprit critique.

Références


1 | Russell B, “Education for democracy”, Bulletin of the Department of Secondary-School Principals of the National Education Association, 1939, 23 :6-16.
2 | Ministère de l’Éducation nationale et de la Jeunesse, « Former l’esprit critique des élèves », 2021. Sur eduscol.education.fr
3 | Kant E, Critique de la faculté de juger, Flammarion, 2000.
4 | Origgi G, Qu’est-ce que la confiance ?, Vrin, 2008.
5 | Bouveresse J, L’Éthique de la croyance et la question du « poids de l’autorité », Collège de France, 2015.
6 | Sperber D et al., “Epistemic vigilance”, Mind & language, 2010, 25 :359-93.

1 Les trois maximes en question : penser par soi-même ; penser en se mettant à la place de tout autre ; toujours penser en accord avec soi-même.

2 L’autonomie intellectuelle s’exerce dans plusieurs domaines dont notamment celui des croyances et connaissances (épistémique), celui de l’éthique et de la morale (normatif) et celui des valeurs (axiologique). Plusieurs champs concourent donc à former cette autonomie intellectuelle, mais nous en resterons ici au niveau épistémique.

Publié dans le n° 342 de la revue


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L' auteur

Denis Caroti

Enseignant de physique-chimie, formateur et docteur en philosophie sur la formation à l’esprit critique (2022). (...)

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