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L’antivaccinisme est-il soluble dans l’histoire ?

Publié en ligne le 2 janvier 2022 - Vaccination -

Ainsi donc les Français n’étaient que 50 % en novembre 2020 à vouloir se faire vacciner contre la Covid-19, ce chiffre passant à 42 % en décembre pour rebondir à 56 % en janvier 2021 [1]. De tels résultats laissent dubitatif sur le phénomène social que l’OMS nomme « hésitation vaccinale » et que les chercheurs en sciences sociales préfèrent appeler « vaccino-scepticisme » ou antivaccinisme/antivaccinalisme. La raison principale d’une telle fluctuation d’opinion – l’historien que je suis ne peut qu’en noter l’évidence – relève d’un pur effet de contexte. Lorsqu’on pose la question une première fois aux Français au sujet des vaccins anti-covid, ceux-ci sont à peine connus (l’annonce commerciale du laboratoire Pfizer date du 9 novembre 2020, le premier sondage Odoxa est réalisé le lendemain et surlendemain). Lorsque la question est posée une seconde fois, les autorisations de mise sur le marché viennent de tomber (le 21 décembre 2020, sondage le lendemain et surlendemain), mais entretemps les Britanniques ont commencé à vacciner avec leur propre vaccin (AstraZeneca) et le discours des autorités sanitaires européennes et françaises oscille entre prudente réserve et optimisme très mesuré. En janvier, la campagne semble enfin prête à être lancée, à petits pas, et la confiance remonte. Dans ce schéma, est-ce l’opinion des Français qui fluctue ou l’information dont ils disposent ?

Un automne en France, Emily Carr (1871-1945)

Une histoire immédiate

Il reste que la France se singularise, il est vrai, dans le classement des pays les plus « vaccino-sceptiques » du monde, en compagnie de la Mongolie, du Japon ou de la Bosnie-Herzégovine [2]. C’est donc que l’opinion – sur ce point au moins les sondages ont raison – est plus sensible en France qu’ailleurs à cette méfiance contemporaine envers la sécurité et l’utilité des vaccins. Mais ce basculement est récent : il date de la fin des années 2000 et devient un phénomène de masse (entre un quart et un tiers des Français méfiants) après l’épisode de la crise H1N1 de 2009. En vérité, il est possible de remonter à une cassure plus précoce, au moment de la discussion sur la vaccination contre l’hépatite B dans les années 1990. Épisode clé au cours duquel on aura vu deux ministres de la Santé se succéder et tenir deux discours contradictoires : l’un (Philippe Douste-Blazy) encourageant les jeunes Français à se faire vacciner et l’autre (Bernard Kouchner) suspendant la vaccination scolaire au nom du principe de précaution lié à une suspicion d’effets secondaires graves [3]. À l’occasion de cette « hésitation gouvernementale » visant le vaccin anti-VHB et de la campagne ratée de 2009, peut-être cette fois par excès de zèle, le doute s’instaure dans l’opinion française au sujet des vaccins [4].

Faut-il dès lors parler, comme le fait l’historien et sociologue Patrick Zylberman, d’un « monde que nous avons perdu » et qui serait celui d’une confiance vaccinale dominante jusqu’à la fin du XXe siècle ? C’est ici que l’histoire longue de l’antivaccinisme, en France et ailleurs, peut apporter un éclairage sur les dynamiques d’opinion qui sont à l’œuvre depuis l’introduction de ce procédé thérapeutique à la fin du siècle des Lumières ; une histoire qui s’étend bien au-delà des « Trente Glorieuses épidémiologiques » qui constituent l’âge d’or de l’optimisme vaccinal et médical allant de l’invention des antibiotiques jusqu’à la pandémie de sida.

Des paroles aux actes

Encore faut-il distinguer en degré et en nature ce que, par commodité, l’on nomme « antivaccinisme ». P. Zylberman présente cette échelle sous la forme d’une « pyramide du doute » dont la large base est celle de la négligence ou de l’indifférence, le corps central celui du soupçon et de la défiance, et la pointe celle du refus complet de la pratique vaccinale [3]. Plusieurs sociologues qui étudient de leur côté l’antivaccinisme contemporain révèlent son caractère protéiforme et presque insaisissable [5]. Une étude publiée en 2020 [6] attire l’attention non seulement sur les « degrés » du doute mais aussi sur ses « cibles » : croyances, actions, intentions, acteurs. Le modèle a cette fois la forme d’un tableau à double entrée qui croise quatre degrés de méfiance avec les quatre cibles citées. Ainsi, il y a loin entre celui qui émet de simples doutes (par exemple, le vaccin est-il sûr ?), celui qui inverse les priorités (la maladie est moins dangereuse que le vaccin), celui qui fait un pas de côté (la médecine « naturelle » préserve mieux des maladies que les vaccins) et celui qui pense qu’on lui cache la vérité (la science immunologique est erronée). Mais on ne peut confondre non plus celui qui exprime une croyance (les vaccins ne sont pas sûrs) et celui qui condamne une action (on vaccine trop), celui qui instruit un procès en intention (c’est le profit qui est recherché et non la santé) et celui qui se persuade qu’une société secrète est à la manœuvre pour tuer ou asservir tout ou partie de la population mondiale via les petites seringues 1 [6]. On le voit, qu’on choisisse la pyramide ou le tableau, il est bien délicat de dresser un portrait-robot de l’antivax.

La voie que nous avons suivie avec Françoise Salvadori est autre : nous n’avons pas étudié les comportements individuels ni les opinions communes mais les doctrines, c’est-à-dire des discours plus ou moins structurés [9]. Nos résultats sont cependant concordants avec les portraits psycho-sociologiques qui ont pu être dressés du phénomène contemporain, notamment parce qu’ils font apparaître une grande diversité d’arguments à la fois d’un point de vue synchronique et diachronique. À une époque donnée (synchronie), il existe plusieurs discours possibles motivant l’hésitation vaccinale et le vaccino-scepticisme. D’une époque à l’autre (diachronie), certains discours deviennent dominants, d’autres régressent. On peut y ajouter une dimension géographique car l’antivaccinisme (compris dans son sens le plus large et le plus flou) a des visages bien différents d’un pays à l’autre, une nette césure existant même entre les pays occidentaux et les autres. Pour rendre compte de cette diversité tout en la schématisant, nous avons classé ces arguments en quatre thèmes principaux qui constituent autant de discours d’assise 2, à savoir un ensemble d’arguments qui prédisposent à l’expression d’une opinion hostile aux vaccins, quelle que soit la situation historique à laquelle l’individu est confronté. Chacun de ces quatre thèmes engendre une tradition argumentative qui s’actualise à chaque époque en fonction du contexte local. Ainsi, notre démarche peut être définie comme généalogique puisqu’il s’agit d’étudier la filiation de ces grands thèmes argumentatifs à travers l’histoire depuis l’introduction de la méthode inoculatoire en Europe au début du XVIIIe siècle jusqu’à nos jours [10].

Les quatre piliers de l’antivaccinisme

Ce qui confère aux discours d’assise leur invariance n’est pas un fait anthropologique mais un contexte général, celui de la modernité triomphante inaugurée avec les Lumières. Car la crainte des vaccins s’inscrit parfaitement dans le cadre de la « société du risque » [11] propre aux économies d’abord européennes puis mondiales marquées par l’industrialisation et le progrès technoscientifique qui l’accompagne. Selon le philosophe Grégoire Chamayou et l’historien des sciences Jean-Baptiste Fressoz, le débat vaccinal serait même fondateur de cette relation moderne biopolitique où l’État se donne pour rôle de « faire vivre et laisser mourir » [12] : pour l’un, par les problèmes qu’il pose en termes de biopouvoir médical (expérimenter sur le corps des citoyens) [13] ; pour l’autre, via l’acceptation assurantielle du risque manufacturé (faire advenir des sujets désinhibés prêts à risquer leur vie pour mieux la conserver) [14]. Nous avons étudié de notre côté l’envers du décor : ces sujets ou ces citoyens qui ne s’en laissaient pas conter refusaient le pari du progrès, imaginaient une autre possibilité de monde, exprimaient haut et fort leurs appréhensions, rejetaient la leçon étatique. En ce sens, la tradition de l’antivaccinisme constitue une contre-culture prophylactique révélant le caractère inachevé de la désinhibition moderne aux risques techno-industriels : les antivax ne doivent pas être considérés comme les laisséspour-compte de cette modernité mais comme ses enfants. C’est là l’un des effets secondaires indésirables de la modernisation de nos sociétés : ainsi posé, on peut envisager l’émergence du citoyen « technophobe » comme l’achèvement du sujet « technophile ».

« Son chapelain eut beau lui dire que l’expérience n’était pas chrétienne… » Ainsi Voltaire évoque-t-il l’introduction de la pratique de l’inoculation variolique en Europe par Lady Montagu en 1721 [15]. Le premier discours d’assise que nous avons repéré est celui d’un providentialisme ou d’un fatalisme religieux. Présent dans presque

Bharata tire sur Hanuman qui le survole avec des herbes médicinales,folio anonyme d’un Ramayana indien des années 1850. PD, musée Lacma de Los Angeles.

toutes les religions, la maladie y est perçue comme une épreuve individuelle ou collective voulue par Dieu, qu’il faut accepter sous peine de vexer la divinité concernée. En Inde, la variole est associée à la déesse Shitala ; que la maladie soit naturelle ou inoculée, il est bon que les enfants l’aient. Au moment de l’introduction par les Britanniques de la vaccine, tout cet arrangement spirituel s’effondre : il faut désormais faire confiance à la lancette du colonisateur imprégnée du « sang » de vaches [16]. En terres chrétiennes, les théologiens hésitent entre condamnation d’une pratique hasardeuse et si contraire aux leçons tirées du Livre de Job et une « casuistique » médicale qui, tant chez les protestants que chez les catholiques, encourage à choisir le moindre mal comme accomplissement de la Providence [14]. Si les remèdes de l’inoculation puis de la vaccine existent et sauvent des vies, il convient d’en faire usage chaque fois que possible. Comme nous le montrons dans notre ouvrage, l’argument théologique antivax s’épuise rapidement au profit d’une morale « naturalisée » qui innerve le christianisme contemporain, et singulièrement le catholicisme. Ce n’est pas tant que la vaccination est une « invention du diable » qui brise le fil du destin, mais qu’elle porte atteinte à la « naturalité » du corps et entre par effraction dans le sanctuaire familial. C’est la raison pour laquelle les antivax catholiques actuels vont, par exemple, critiquer les vaccinations contre les maladies sexuellement transmissibles comme autant de « passeports pour la débauche » ou dénoncer l’utilisation de cellules « issues d’avortements » pour manufacturer tel ou tel vaccin [9].

Le deuxième discours d’assise peut être vu comme une sécularisation du fatalisme religieux dans laquelle une nature idéalisée et dotée d’une intention (généralement bienveillante) remplace le divin. C’est l’a priori naturaliste, ou ce que nous appelons le « rousseauisme médical ». Selon ce schéma de pensée, la maladie est nécessaire, elle épure, elle fait grandir, elle renforce, notamment les maladies de l’enfance. Ce raisonnement peut aller jusqu’à des prises de position eugénistes, surtout présentes à partir du milieu du XIXe siècle : les vaccins sauvent trop de citoyens dans l’enfance, au moment où ils coûtent, et rendent les adultes malades, au moment où ils comptent, pour produire ou faire la guerre par exemple [17].
Ce naturalisme a un double volet :
 1. les maladies sont utiles à quelque chose car elles sont « naturelles » (au contraire des vaccins toujours présentés comme des « artifices » polluant l’organisme) ;

 2. il existe dans la nature des moyens « naturels » de combattre les maladies, nul besoin de remèdes « artificiels ». Actuellement, ce naturalisme motive les nombreux antivax partisans des médecines dites « douces » ou « alternatives ».

Le troisième discours d’assise s’appuie sur la science pour contester l’innocuité ou l’efficacité des vaccins. Avant Pasteur et Koch, plusieurs médecins combattent la vaccine en réfutant la statistique vaccinale officielle ou en développant des hypothèses médicales défavorables à ce médicament empirique. Avec la naissance de la bactériologie et de l’immunologie, les vaccins reçoivent leur justification scientifique. Mais certains savants, adeptes de théories étrangères au consensus académique, continuent à ne pas croire à l’efficacité complète des vaccins ou mettent en avant le « terrain » sur le germe. Nous avons emprunté la notion d’« alterscience » à Alexandre Moatti pour définir ces prises de position marginales et cet usage déviant des outils scientifiques retournés contre les vaccins eux-mêmes [18].

L’Inquiétude, Hugh Ramsay (1877-1906)
L’artiste témoigne d’un vécu très ordinaire dans l’Australie de la fin du XIX e siècle : les maladies infectieuses infantiles emportaient alors de nombreux enfants et provoquaient un état continuel d’anxiété chez la plupart des mères de famille. Ramsay succomba lui-même très jeune aux suites de la tuberculose, laissant néanmoins une œuvre remarquable.
PD, National Gallery of Victoria, Melbourne.

Le quatrième discours d’assise est politique. Les vaccins étant une sorte de médicament d’État, tôt promu et financé par les gouvernements et parfois rendu obligatoire (ce qui est un cas unique dans la pharmacopée), ils suscitent des réactions de rébellion soit contre le produit lui-même soit contre ceux (acteurs publics et privés) qui en font la promotion. Ce qui est en cause ici est le droit des citoyens à disposer de leur propre corps, principe fondateur de la modernité politique (habeas corpus) mais qui connaît de notables exceptions. Sous cet angle, les antivax sont loin d’être des anti-modernes. Ils manifestent au contraire une indépendance voire une réactance 3 typique des sociétés démocratiques et libérales contemporaines. Un désir croissant de « customisation » de la santé individualisée devient de plus en plus incompatible avec la médecine de masse ou de « troupeau » qui est le principe même de la vaccination [20]. Notre hypothèse est que le fort « antivaccinisme » français est de ce type : il s’appuie sur une importante défiance envers le personnel politique et toutes les paroles d’autorité (experts, journalistes, etc.) ; la crainte d’un effet toxique des vaccins n’est qu’une expression secondaire de cette défiance générale alimentée par divers scandales sanitaires (dont aucun, précisons-le, ne concerne directement les vaccins eux-mêmes).

Conclusion

L’approche historique centrée sur les discours d’assise considérés dans une perspective généalogique ne permet pas de décrire l’entièreté du phénomène social de l’hésitation vaccinale et du « vaccino-scepticisme » mais révèle quelques-uns des mécanismes de pensée qui conduisent à adopter un point de vue critique sur les vaccins. Dès lors les discours anti-vaccins apparaissent moins comme des positions archaïques que comme des nœuds centraux de la modernité : sécularisation du risque plus ou moins achevée, rapport conflictuel entre l’Homme et la nature et fusion problématique entre le pouvoir et le savoir dans la biopolitique.

Références


1 | Sondages Odoxa-Backbone Consulting pour France Info et Le Figaro du 10-11/11/20 publié le 12/11/20 ; du 22-23/12/20 publié le 04/01/21 ; et du 13-14/01/21 publié le 14/01/21.
2 | de Figueiredo A et al., “Mapping global trends in vaccine confidence and investigating barriers to vaccine uptake : a largescale retrospective temporal modelling study”, The Lancet, 2020, 396 :898-908.
3 | Zylberman P, La Guerre des vaccins, Odile Jacob, 2020.
4 | Ward JK, “Rethinking the antivaccine movement concept : a case study of public criticism of the swine flu vaccine’s safety in France”, Social Science & Medicine, 2016, 159 :48-57.
5 | Cafiero F et al., “‘I’m not an antivaxxer, but...’ : Spurious and authentic diversity among vaccine critical activists”, Social Networks, 2021, 65 :63-70.
6 | Ward JK, “Comparing Forms and Degrees of Critique”, Science & Technology Studies, 2020, 33 :54-75.
7 | Boltanski L, Énigmes et complots : Une enquête à propos d’enquêtes, Gallimard, 2012.
8 | Hedström P, Bearman P (eds), The Oxford Handbook of Analytical Sociology, Oxford University Press, 2009.
9 | Salvadori F, Vignaud LH, Antivax. La résistance aux vaccins du XVIIIe siècle à nos jours, Vendémiaire, 2019.
10 | Moulin AM, L’Aventure de la vaccination, Fayard, 2014.
11 | Beck U, La société du risque. Sur la voie d’une autre modernité, Flammarion, 2001 [1986].
12 | Foucault M, « Il faut défendre la société », Cours au Collège de France 1975-1976, EHESS-Gallimard, 1997.
13 | Chamayou G, Les corps vils. Expérimenter sur les êtres humains aux XVIIIe et XIXe siècles, La Découverte, 2008.
14 | Fressoz J-B, L’Apocalypse joyeuse. Une histoire du risque technologique, Le Seuil, 2012.
15 | Voltaire, « Lettre XI – Sur l’insertion de la petite vérole », in Lettres philosophiques, 1734.
16 | Arnold D, Colonizing the Body. State Medicine and Epidemic Disease in Nineteenth-Century India, University of California Press, 1993.
17 | Corteel M, Le hasard et le pathologique, Presses de Sciences Po, 2020.
18 | Moatti A, Alterscience. Postures, dogmes, idéologies, Odile Jacob, 2013.
19 | Romain AJ, « Psycho : comment le confinement peut provoquer le contraire de l’effet voulu », The Conversation, 14 avril 2020.
20 | Monnais L, Vaccinations. Le mythe du refus, Les Presses de l’Université de Montréal, 2019.

1 La distinction entre doute, inversion des valeurs, pas de côté et vérité cachée est inspirée de L. Boltanski [7] et celle entre croyances, actions, intentions et acteurs de la « sociologie analytique » de P. Hedström et P. Bearman [8].

2 Ce terme est emprunté au vocabulaire de l’architecture : l’assise est une partie servant à asseoir un élément de construction (ici, celle d’un discours sceptique ou de refus).

3 En psychologie, la réactance est un mécanisme de défense mis en œuvre par un individu qui tente de maintenir sa liberté d’action lorsqu’il la croit ôtée ou menacée, cette réaction pouvant le conduire à adopter un comportement contraire à la recommandation qui lui est faite même quand celui-ci ne lui paraissait pas particulièrement attirant au départ. Voir [19].