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Mediator

Publié en ligne le 19 avril 2023
Mediator
Un crime chimiquement pur
Éric Giacometti, Irène Frachon et François Duprat
Delcourt, 2023, 200 pages, 23,95 €

La « saga » du Mediator s’est étirée sur plus de quinze ans. Ce scandale sanitaire a été révélé par Irène Frachon au terme d’une enquête méticuleuse et courageuse : elle était David, La Fille de Brest – titre d’un film sorti en 2016 – contre Goliath, « l’empire Servier » champion du cynisme et du lobbying à tous les niveaux.

L’Isoméride, médicament « coupe-faim » du laboratoire Servier, reconnu responsable de valvulopathies et d’HTAP (hypertension artérielle pulmonaire) a été finalement retiré en 1997. Le Mediator (autre médicament commercialisé par ce laboratoire), lancé en 1976 comme antidiabétique – mais également vite utilisé comme coupe-faim et proposé à la place de l’Isoméride, au motif qu’il est, selon le laboratoire, radicalement différent par sa structure chimique – va connaître à son tour une diffusion incroyable, assortie de profits gigantesques. Mais lui aussi va faire des dégâts. Et I. Frachon arrivera à établir un lien étroit entre les deux produits, en déjouant la désinformation de Servier dans son dossier pharmacologique : leur métabolite 1 commun, le norfenfluramine, est à la fois le substratum actif coupe-faim et le responsable de la toxicité cardiaque. En d’autres termes, c’est le « poison », soigneusement dissimulé par la firme ; l’auteure contribue à obtenir son retrait en 2009, après plus de deux ans d’enquête. Le scandale de cette tromperie, aux conséquences dévastatrices, éclate après la publication en 2010 de son premier livre Médiator 150 mg, combien de morts ?, lorsque l’Agence du médicament, acculée, reconnaît la responsabilité de ce médicament dans les lésions observées.

Ce livre a fait basculer le cours de cette affaire. Un procès au pénal, d’abord prévu en 2012, s’est finalement tenu en 2019 tant l’enquête s’est avérée tentaculaire, avec des milliers de plaintes et une instruction pour chefs de « tromperie aggravée, prise illégale d’intérêts, trafic d’influence, escroquerie, homicides et blessures involontaires ». À la suite du verdict, le parquet, insatisfait du jugement, ainsi que Servier, condamné, ont fait appel et un nouveau procès vient de commencer, en janvier 2023, en concomitance avec la parution de cet album.

Pourquoi ce nouvel ouvrage ? I. Frachon explique son objectif : rappeler à tous les citoyens cette histoire de façon attrayante, sous la forme d’une BD. Grâce à un scénario rigoureux, écrit avec le journaliste Éric Giacometti (qui avait enquêté sur l’Isoméride), l’album raconte toutes les étapes de cette affaire selon une chronologie précise (et tous les faits importants sont « sourcés »). Il évite deux écueils : il n’est pas un livre pour spécialiste et on ne perd jamais le fil de l’enquête, pourtant très dense, et ce grâce à un scénario servi par une mise en images remarquable du dessinateur François Duprat, et aussi à un souci didactique certain : des explications simples, données en fin d’ouvrage, et tout au long de l’album avec des clins d’œil d’un petit personnage facétieux, Hippocrate !

À la fin du livre, une liste (encore contestée par ce laboratoire) rend hommage à toutes les victimes (entre 1 300 et 1 800). Et mention est également faite, au fil des pages, de tous ceux qui ont aidée l’auteure à conduire son enquête, une « armée des ombres » sans laquelle elle n’aurait sans doute pas pu gagner ce combat.

On l’a compris, ce livre passionnant est essentiel car cette affaire fera date et sera à étudier par un vaste public. Malgré de grands progrès observés au cours de la décennie 2010-2020 en matière de conflits d’intérêt, de lobbying, de fonctionnement des instances officielles, il faudra rester vigilant pour que jamais ne puisse ressurgir un tel scandale sanitaire.

I. Frachon reverse ses droits d’auteur tirés de cette BD à la revue Prescrire (revue médicale d’information thérapeutique, sur abonnement et sans publicité pharmaceutique) et termine son livre par une pétition demandant que Jacques Servier, élevé en 2009 par le président de la République N. Sarkozy à la dignité de grand-croix de la Légion d’honneur, se la voit retirer pour « indignité » (à titre posthume, car il est mort en 2014) 2.

1 Un métabolite d’un médicament est la substance active qui reste après les différentes étapes de sa dégradation consécutive à son absorption.