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La formation de l’esprit scientifique

Publié en ligne le 22 juin 2005 - Esprit critique et zététique -
par Jean Yves Cariou - SPS n° 263, juillet-août 2004

« Ce n’est pas le chemin qui est source et joie du voyage, mais le cheminement ».
F. Griot, guide de haute montagne. Caps, voies d’aventures, 2001,
Voici une présentation de voies d’ascension possibles vers la difficile conquête de l’esprit scientifique, et d’un outil d’aide aux cordées d’élèves qui permette de concilier cheminement créatif et progression rigoureuse.

De l’école primaire au lycée, au-delà de la transmission des connaissances, la formation de l’esprit scientifique est l’une des missions essentielles de l’enseignement des sciences. L’acquisition d’une démarche rationnelle, objective et rigoureuse, jointe à la formation de l’esprit critique, arme les élèves de puissants instruments pour aborder des problèmes qui dépassent de beaucoup le seul cadre scientifique.

Équiper l’entendement

Apprendre à apprendre

Claude Bernard insiste à plusieurs reprises sur les préceptes qui doivent guider « l’esprit vraiment scientifique » : le doute, la liberté d’esprit et d’initiative, la non-soumission à l’autorité des croyances. « La méthode expérimentale est la méthode scientifique qui proclame la liberté de l’esprit et de la pensée. Elle secoue non seulement le joug philosophique et théologique, mais elle n’admet pas non plus d’autorité scientifique personnelle » 1.

Pour lui, l’enseignement des sciences « prépare un instrument intellectuel pour l’avenir (...). Il ne faut pas imaginer qu’on doit avoir en sortant des lycées des encyclopédistes. Il faut surtout apprendre à apprendre. (...) Il vaut mieux savoir moins et bien comprendre que de savoir beaucoup et ne pas comprendre » 2, dit-il en se référant au Gargantua de Rabelais. D’où cet appel fort : « Surtout il faut jeter en eux les germes de la science et non les fruits ». 3

Jean Rostand poursuit : « il va de soi que, par éducation, on n’entend pas seulement l’injection du savoir, mais aussi et peut-être surtout la saine formation de l’esprit. Plutôt que d’entasser dans les jeunes têtes des notions dont la plupart seront inutiles (...), il s’agit de créer en elles les conditions d’un jugement libre ; il s’agit d’enseigner l’humilité intellectuelle, l’aptitude au doute raisonné (...), le refus de toutes les superstitions et de toutes les magies » 4.

Pour Victor Host, pionnier de la didactique des sciences 5, « Un esprit scientifique se reconnaît d’une part à la curiosité, à la capacité de s’étonner devant tout fait que le savoir antérieur ne permettait pas de prévoir, d’autre part à la volonté de chercher une réponse au lieu de se contenter d’hypothèses non vérifiées. [...] L’absence de curiosité des grands élèves du second degré est le signe le plus certain de l’échec de l’enseignement scientifique ».

On voit que sont à la fois reconnues les vertus de la formation de l’esprit scientifique, qui font que l’enseignement des sciences expérimentales jouit d’un prestige certain auprès des collègues des autres disciplines comme des parents d’élèves et de l’ensemble de la société (Astolfi, Peterfalvi et Vérin, 1998), et l’échec de cette formation et de l’acquisition d’une méthodologie scientifique.

Semer moins, mais mieux
S’il en est ainsi, c’est probablement que, comme chacun l’a constaté, les contraintes imposées aux enseignants sont multiples : programmes très denses, effectifs lourds, horaires serrés, inspecteurs sourcilleux sur la progression annuelle... Elles nous infléchissent vers les contenus, et même si les consignes (enseignement par problèmes, démarches explicatives) sont prises en compte, cela se traduit rarement, dans les faits, par des situations de recherche où ce sont réellement les élèves qui mènent les investigations. Du fait de ce sentiment, très compréhensible, d’être pris par le temps, c’est une progression mixte qui se trouve le plus souvent mise en place : un problème est inscrit au tableau, pour ensuite passer assez vite, avec plus ou moins d’initiative laissée aux élèves, aux activités prévues.

Nous sommes bien obligés de faire avec les moyens du bord, menant de front dans le temps imparti objectifs de connaissances et formation méthodologique puisqu’aucun horaire n’est réellement prévu pour se consacrer à cette dernière en reléguant les contenus au second plan, comme nous y invitait plus ou moins, entre 1993 et 1999, feu l’option « Sciences Expérimentales » en 1eS.

L’initiation des élèves à la démarche scientifique est souvent menée avec, présent à l’esprit des enseignants, le sigle « OHERIC » 6censé en résumer les étapes successives.

Depuis, elle n’a cessé d’être autant contestée en théorie que constatée en pratique : « la contestation de ce modèle est devenue un classique de la didactique des sciences » (Clément, 1998), mais « OHERIC répond toujours » (Demounem et Astolfi, 1996) et « les enseignants ont si bien intériorisé cette méthode qu’elle leur semble la seule possible » (Giordan, 1999). La méthodologie préconisée par les instructions officielles s’étant progressivement orientée vers un enseignement par problèmes scientifiques, la donne a quelque peu été modifiée : sans jamais avoir été clairement définis, des « problèmes » ouvrent maintenant les chapitres de la plupart des manuels scolaires, comme les séquences des professeurs. La critique porte néanmoins sur le côté parfois artificiel de ces problèmes et sur la démarche très linéaire qui s’ensuit, qui laisse peu de place à l’exploration (Coquidé, 1998) et minimise le rôle de l’hypothèse au profit de l’expérience-démonstration (Bomchil et Darley, 1998).

Moins souvent en situation de recherche mais réellement
L’enseignement des sciences est-il condamné à errer dans cette impasse, entre dénonciation théorique et adoption pratique ?
Plutôt que se situer toujours dans un compromis peu satisfaisant, la suggestion avancée dans ces lignes est qu’il vaut mieux, pour la formation de leur esprit scientifique et critique, chercher moins souvent à mettre les élèves en situation de résolution de problèmes, mais en contrepartie les laisser, au moins parfois, mener réellement une investigation pour les résoudre.

Car à quoi sert, pour la formation de l’élève, de faire semblant à répétition de mener des investigations, avec, par exemple, des « fiches de T.P. » toutes prêtes que les élèves n’ont qu’à suivre ? Ne vaut-il pas mieux s’y atteler moins souvent, mais mieux, mais vraiment ?

D’une part, ce n’est pas forcément plus long : s’il devient logique pour les élèves de s’orienter vers telle observation sur le réel, directe ou provoquée, ou vers tel document s’y substituant, parce qu’ils sont à la recherche d’explications, le temps consacré ensuite à l’obtention et/ou à l’exploitation des résultats - qui représente l’essentiel du temps d’une telle séquence - reste le même, que ce travail soit entrepris à leur initiative ou sur injonction du professeur. Et ce que l’on « perd » en sollicitant et en suivant leurs propositions, on le gagne non seulement en formation intellectuelle mais aussi en cohérence, et finalement aussi en temps quand, par exemple, un binôme d’élèves met en route telle expérience parce qu’il l’a proposée dans le but de tester son idée, et non pour suivre le protocole du prof en traînant les pieds.

Personne ne nie les difficultés de l’apprentissage d’une réelle investigation scientifique. Celui-ci ne peut être spontané, et prenant en compte les critiques qui viennent d’être rappelées, il s’agit ici de proposer un outil de construction, à manier sans rigidité pour conserver tout son intérêt à la formation de l’esprit scientifique. S’il est présenté sous la forme d’un nouveau sigle, DiPHTeRIC 7, l’utilisation qui en est préconisée vise à écarter le piège d’une substitution aux erreurs anciennes d’erreurs plus séduisantes.

En gardant en mémoire à quel point la démarche du scientifique au laboratoire peut s’éloigner d’une succession d’étapes logiques et rigoureuses, et tout en laissant le champ ouvert aux voies de traverse et aux tentatives infructueuses, cet outil est proposé avec pour objectif de rappeler à l’enseignant quel type de question poser éventuellement aux élèves pour les relancer dans leurs investigations.

Trois axes pour la formation de l’esprit scientifique

Reste à savoir quelles procédures pédagogiques sont les mieux adaptées à une telle acquisition. Indépendamment de ce que permettent actuellement, ou non, l’institution et les programmes scolaires, on peut avancer les trois axes complémentaires suivants, explorés à des degrés divers dans l’enseignement des sciences :
Initiation à la démarche scientifique par la reconstitution de ses étapes les plus formatrices, au cours de séquences d’investigation.
Immersion des élèves en tant qu’acteurs dans une recherche scientifique réelle, sur un sujet à leur portée.
• Analyse des cheminements suivis et des obstacles rencontrés dans l’histoire des sciences.

L’axe 1 repose sur une initiation qui permette de parcourir des secteurs caractéristiques de la démarche scientifique, en faisant appel à l’esprit créatif des élèves (émission d’hypothèses, ...) tout en développant leur rigueur logique (déduction de conséquences testables, ...) et leurs capacités expérimentales.

L’axe 2, prolongement idéal de l’axe 1, se propose d’être une mise en situation grandeur nature, sur un projet limité mais intégralement conduit par des élèves très autonomes (bibliographie, problématisation, conception de protocoles, tâtonnements, échecs...), qui se retrouvent ainsi concrètement confrontés aux méandres et aux difficultés d’une investigation scientifique. Il nécessite le dégagement d’un temps propre, pour une formation méthodologique non liée à l’acquisition de connaissances.

L’axe 3 permet une prise de recul par rapport aux pratiques et donne aux élèves un regard plus général sur la construction des sciences. Ils y rencontrent des idées anciennes qui peuvent se rapprocher de leurs propres représentations initiales, mesurent les obstacles qui ont dû être lentement surmontés avant d’accéder au savoir actuel.

Ecole d’escalade
« Cette démarche amène les élèves à rechercher des hypothèses. Celles-ci sont éprouvées en ayant recours à l’expérimentation ou à l’exploitation d’informations complémentaires. » (documents d’accompagnement de SVT, Cycle Central). L’épine dorsale de la démarche préconisée est donc : Problèmes - Hypothèses - Test des hypothèses, « PHT ».

Le sens des mots utilisés est ici important puisqu’il s’agit de ce qui doit fonder les sujets et orienter les séquences : autant que les fondations soient solides, et l’orientation convenable.

Un problème scientifique devant être résolu par une démarche explicative, il correspond à une recherche d’explication (solution) - ce qui le distingue de la simple question, recherche d’information (réponse).

« [La formation scientifique] est caractérisée par la maîtrise progressive d’une démarche hypothético-déductive.
“Hypothético-déductive” indique que l’on teste une conséquence déduite de l’hypothèse, dans le sens d’Aristote : qui “s’ensuit nécessairement”. Il faut enseigner à l’élève cette démarche, en acceptant les tâtonnements, les erreurs, les approximations. [...] Tout ceci montre qu’il faut privilégier avant tout l’enseignement de la démarche scientifique »
 8

Il semble donc nécessaire que l’enseignant connaisse bien la démarche scientifique, errances comprises, tout en acceptant de la réduire à une vision simplifiée centrée sur l’axe « PHT », sans pour autant confondre cette approximation avec la réalité : c’est ce que propose l’outil DiPHTeRIC.

Données initiales : Idées et Faits (observations, acquis, conceptions, théories, résultats d’expériences « pour voir »...).

Soit DiPHTeRIC 9, un sigle facile à retenir... surtout pour un biologiste. Schéma imparfait de la démarche chaloupée du chercheur, il représente tout de même la voie qu’en général il aimerait suivre, et n’est ici qu’un modèle utile en didactique pour un entraînement à la démarche scientifique. Il est clair que la situation de classe est artificielle et très différente d’un contexte de recherche scientifique réelle, que les élèves pourraient vivre par l’immersion de l’axe 2 et connaître par les analyses de l’axe 3. Dans cet artifice, l’enseignant se borne à réunir les conditions d’une initiation (axe 1) pour développer chez les élèves une activité intellectuelle comparable à celle des chercheurs.

Mais la portée de cette initiation va au-delà des seuls objectifs scolaires : en travaillant l’esprit scientifique, c’est l’esprit de doute que l’on forge, avec un impact que l’on peut espérer retrouver dans le domaine social.

Exercice social de l’esprit scientifique : « fabriquons des emmerdeurs »

« Le but des enseignants devrait être de fabriquer des emmerdeurs », dit Albert Jacquard 10. Voilà un projet d’établissement qui aurait de l’allure. Les instructions officielles les plus récentes traduisent peut-être le souhait du célèbre généticien : « l’enseignement proposé participe au développement de l’esprit critique » (programme de 1°S, 2001).

Former l’esprit scientifique et critique des élèves, c’est bien, leur fournir l’occasion de l’exercer dans la société, c’est mieux. Mais quand l’élève range dans son sac ses papiers où sont bien notées les procédures pour soumettre avec toute la rigueur requise ses idées à l’épreuve des faits, et que les feuilles glissent contre la couverture glacée du magazine lui annonçant tout ce que lui réservera l’année nouvelle selon les astres, personne ne s’interroge. Pas davantage si sa soirée est consacrée au tirage des tarots ou à utiliser un pendule pour retrouver son chat perdu... dont on comprend la fuite. Avant le bac, les devantures des pharmacies lui vanteront les pilules pour la mémoire ou les oligoéléments, sans doute pour stimuler son esprit critique.

« On la voit encore plus ou moins mêlée à la religion et au surnaturel. Le merveilleux et la superstition y jouent un grand rôle. [...] Cet état de choses est la preuve la plus claire que la méthode expérimentale n’est point encore arrivée dans la médecine ». Ce que disait Claude Bernard (Intro. p. 77) de la médecine, on pourrait aujourd’hui le dire aussi de l’éducation. Pour Jean Rostand, il faut « enseigner aux jeunes l’esprit critique, les prémunir contre les mensonges de la parole et de l’imprimé, créer en eux un terrain spirituel où la crédulité ne puisse prendre racine... et surtout les mettre en garde contre le témoignage humain » 11. Quarante ans après, Albert Jacquard (1998) fait le même constat et attend de l’école qu’elle joue « son rôle premier » sans lequel nos efforts sont bien vains : « la diffusion de l’attitude scientifique, à base de doute et de remise en question, semble s’accompagner dans nos cultures d’un développement des croyances les plusgrossières, les plus infantiles, les plus irrationnelles. [...] Cette pensée pré-logique ruine les fondements mêmes d’une attitude vraiment scientifique ».

Une contestation méthodique bénéfique
La science est même, pour André Giordan (1999), « un état d’esprit de contestation méthodique. [...] l’éducation scientifique actuelle est trop rarement un enseignement où l’on essaye de développer l’esprit critique. [...] Voyantes, cartomanciennes, numérologues tiennent actuellement le haut du pavé, de la télévision au Palais Bourbon ! ». Dans un récent numéro de Pour La Science (septembre 2001), André Langaney fulmine contre la « génologie » : « pour retrouver le passé et prédire le futur, l’examen de l’ADN est la nouvelle charlatanerie ».

Dans une société où abondent croyances infondées et superstitions, les sujets ne manquent pas pour laisser les élèves mener des travaux « socialement utiles » dans lesquels ils s’interrogeraient sur les critères de validité méthodologique appliqués à des assertions ou à des pratiques sociales controversées, dans la veine du sujet traité en 2000-2001 sur les vertus antidépressives supposées du chocolat. Travaux d’enquête « d’intérêt public » qu’ils pourraient mener dans le cadre d’un TPE sur, par exemple, la numérologie, l’iridologie, les effets de la caféine, de la vitamine C ou d’Oscillococcinum, ou encore les prédictions astrologiques ou les vertus prêtées aux eaux minérales, et autres assertions publicitaires (du type « Omo lave plus blanc » !) ou pharmaceutiques (crèmes amincissantes, etc.) aussi quotidiennes que douteuses.

Thermalisme : une démarche scientifique sur son intérêt
A titre d’exemple de ce que pourraient produire ces travaux d’enquête, on peut prendre comme modèle, plus élaboré bien sûr, le Rapport sur le thermalisme français publié par l’Inspection Générale des Affaires Sociales en octobre 2000 et son coût pour l’assurance maladie 12 : « Si un consensus fort existe quant à l’efficacité du thermalisme sur l’économie locale, il n’en est pas de même sur son intérêt thérapeutique », note le rapport avec ironie. Il cite le scepticisme de Montaigne et de Voltaire, qui initie une contestation « devenue de plus en plus forte, au fur et à mesure que la médecine se dégageait de son empirisme traditionnel pour s’orienter vers une médecine scientifique, fondée sur des faits avérés et démontrés ». Si les élèves pouvaient conclure eux-mêmes, de leur étude de la littérature, comme l’auteur d’un article sur ce sujet : « Les eaux thermales ont-elles des vertus curatives ? Rien n’est moins sûr ! En tout cas, la chose reste à démontrer et personne ne semble vraiment pressé d’avoir la réponse » 13, on aurait au moins là un TPE qui aurait contribué à la formation de l’esprit scientifique et de l’esprit critique des élèves, un vrai TIPE (Travail d’Intérêt Public et d’Enquête) ! S’ils ne peuvent mener l’étude médicale par eux-mêmes, leur enquête peut tout du moins les amener à demander aux établissements sur quoi ils se basent en dehors de la tradition et l’opinion des curistes, quels sont leurs propres résultats d’évaluation thérapeutique ou ceux d’organismes indépendants, puis à les soumettre pour avis à des spécialistes... Et si ces évaluations n’existent pas, qu’ils le fassent savoir tout en exposant ce qu’il faudrait faire : le rapport cite l’essai en simple ou double aveugle contre placebo.

Ils peuvent aussi choisir quelque chose de testable par eux-mêmes, par exemple les crèmes amincissantes, et établir le protocole (garder une jambe témoin, étendre l’échantillonnage en faisant participer tout le lycée, utiliser un placebo, faire une analyse statistique...) avant de le faire valider par des spécialistes sollicités auprès du ministère de la santé, demander aux fabricants sur quoi ils fondent leur assurance... et peut-être reconnaître qu’ils avaient raison : cette fois le résultat n’est pas forcément connu d’avance par l’enseignant !

L’astrologie : une analyse démystificatrice
Il ne serait pas difficile non plus pour des élèves de mener une enquête sur les prédictions astrologiques, passées ou en cours, en analysant leur plus ou moins grande précision et en les confrontant aux faits, d’en faire soi-même sans recourir aux astres pour disposer d’un témoin, de faire une étude statistique, de consulter la partie « efficacité » de la thèse récemment soutenue avec succès par une astrologue réputée 14 et d’interroger les membres de son jury sur cet aspect... « Pour tenter d’ouvrir les yeux sur la monstrueuse manipulation des esprits que constitue le bombardement astrologique ou paranormal de nombreux médias, deux types d’arguments peuvent être avancés : une analyse réellement scientifique des influences astrales supposées, une étude rétrospective des prévisions antérieures », préconise Albert Jacquard (1998). L’étude serait tout aussi aisée pour la numérologie.

Une dénonciation des impostures difficile
Les contributions au colloque organisé au Muséum National d’Histoire Naturelle par les chercheurs du CNRS J. Dubessy (géologue) et G. Lecointre (phylogénéticien) sur les impostures intellectuelles sont réunies dans un ouvrage 15 dont l’avant-propos interpelle « les professeurs de la République chargés d’enseigner les Sciences de la Vie et de la Terre ». On peut en extraire l’exemple suivant, édifiant : en 1992, un autre titulaire d’un « doctorat » (en fait... acheté en Floride), créationniste, donna une série de conférences où il avançait des preuves géologiques de sa découverte de l’Arche de Noé. « Les journaux, la radio et la télévision acceptèrent et publièrent ces affirmations sans aucun esprit critique », constata Ian Plimer, professeur de Géologie à l’Université de Melbourne et président du Conseil australien des Géosciences. Il décida de participer à l’une de ces conférences : « Je fus éjecté par la police, pour avoir posé une question sur la géologie au cours d’une réunion publique, au sein même d’une université ». Menacé de mort, il porte plainte, mais n’ayant pas le soutien financier massif des créationnistes pour les frais de justice, il dut, tout en dirigeant trente-huit thèses, vendre sa maison, prendre un arrêt-maladie sans salaire en 1998, puis être mis en faillite avant que son salaire ne soit saisi... Même si les choses s’arrangèrent en 2001 pour ce professeur courageux et opiniâtre, nous aurions sans doute tort de penser que, parce que l’aventure s’est déroulée aux antipodes, nous ne devons en tirer aucun enseignement.

Ne pas engager les élèves à se servir par eux-mêmes du levier puissant de l’esprit scientifique dans une société si perméable aux dérives intellectuelles n’est pas sans conséquences, à une époque où l’on entend réclamer un enseignement de l’astrologie en Sorbonne. Il est vrai que l’aptitude à l’emploi de nombre de nos élèves sera évaluée en fonction de leur signe astral ou de l’analyse de leurs écritures : lorsqu’il en sera de même des candidats au bac et aux concours d’enseignants, on aura moins de copies à corriger.

Nous ne parviendrons peut-être pas à forger un Montaigne ou un Voltaire, ce dernier faisant un parfait exemple de ces « emmerdeurs » qu’affectionne Jacquard. Mais nous pouvons méditer cette recommandation limpide de son compagnon d’esprit Diderot, et qui vaut pour l’enseignement comme pour la vie sociale : « Pour ébranler une hypothèse, il ne faut quelquefois que la pousser aussi loin qu’elle peut aller ».

1 Intro. = Introduction à l’étude de la médecine expérimentale (1865), Garnier-Flammarion 1966, p. 77.

2 Pcpes = Principes de médecine expérimentale (rédigés de 1862 à 1877), PUF 1987, p. 216-218.

3 Cahier de notes (1850-60), Gallimard, 1965.

4 Discours prononcé pour le centenaire de la ligue de l’enseignement, 1966.

5 1913-1998. Un chapitre lui rend hommage dans Astolfi, Peterfalvi et Vérin (1998). Citation extraite de « L’initiation à la méthode scientifique : l’étude de la nature », in Legrand L., Pédagogie fonctionnelle pour l’école élémentaire, t. 2, Nathan, 1973.

6 Observation, Hypothèse, Expérience, Résultats, Interprétation, Conclusions (Giordan, 1976 et 1978).

7 Di = données initiales, PHT = Problèmes, Hypothèses, Test des hypothèses, RIC = Résultats, Interprétation, Conclusion. Voir le tableau dans la suite de l’article.

8 L’enseignement des sciences au lycée, annexe des nouveaux programmes des lycées, B.O. H. S. du 12 août 1999.

9 Cariou J.-Y. Lexique sommaire en didactique des sciences, document interne, IUFM, Paris, 1997.

10 Cité in Rostand, un biologiste engagé, Les génies de la science, Pour la science mai-août 2001.

11 Mise en oeuvre des TPE, Lycées - rentrée 2001, Direction de l’enseignement scolaire, p. 37.

12 Rapport officiel consultable sur ladocumentationfrancaise.fr

13 Brissonnet J., Les cures thermales sont-elles efficaces ?, SPS n° 249, novembre 2001

14 E. Teissier, Situation épistémologique de l’astrologie à travers l’ambivalence fascination / rejet dans les sociétés post-modernes, thèse de sociologie, Université Paris V, avril 2001.

15 Intrusions spiritualistes et impostures intellectuelles en sciences, dir. J. Dubessy et G. Lecointre, Syllepse 2001.