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Le vivant est-il gouvernable ?

Publié en ligne le 9 avril 2024
Le vivant est-il gouvernable ?
Le politique à l’épreuve d’un monde saturé de traces
Virginie Tournay
Éditions de l’Aube, 2024, 244 pages, 23 €

Docteure en sciences politiques, Virginie Tournay a la particularité d’avoir suivi au préalable des études de biologie cellulaire. Médaillée de bronze du CNRS en 2011, elle est directrice de recherche au CNRS au Cevipof (Centre de recherches politiques de Sciences Po) et membre du conseil scientifique de l’OPECST (Office parlementaire d’évaluation des choix scientifiques et technologiques).

Forte de cette expérience pluridisciplinaire, elle nous présente cet essai qui porte sur la difficulté d’administration de la société par les institutions publiques en ce qui concerne les questions socio-scientifiques, particulièrement en lien avec les sciences du vivant. Vivant qui, caractérisé par l’irréductible aléa de son activité, laisse des signes et des indices de cette dernière : ce sont les traces, ces « formes sans nom », dont la signification est équivoque, et qui appellent chacun de nous à les interpréter.

C’est ici que se joue la problématique de cet essai, face à la pluralité des significations attribuées à ces traces, comment arriver à trouver collectivement un consensus, ou un compromis, indispensable pour faire société ? Ce kaléidoscope interprétatif induit une divergence de jugement en fonction de ce que chacun pense être l’idéal de société.

Prenons l’exemple d’une empreinte de loup découverte dans une forêt. Quelle signification apporter à cette trace ? Un espoir de restauration d’une biodiversité altérée par les humains si on a une perspective où celui-ci n’est qu’un élément de la nature, un usager parmi tant d’autres dans une relation d’interconnexion ? Ou un risque pour les activités pastorales qu’il faut contrôler si on adopte une perspective centrée sur l’humanité culturelle (entendue ici comme une relation où l’humain se distingue de la nature) ?

Si cet exemple illustre comment la lecture interprétative des traces peut être source de querelles en ce qui concerne les actions collectives à mener, cette tension peut prendre une tout autre dimension quand il s’agit de traces porteuses d’un enjeu plus important quant à leurs possibles impacts sanitaires et environnementaux, qu’ils soient réels ou imaginaires (pesticides, OGM, vaccins, nucléaire civil…).

Ainsi, cet ouvrage se présente comme « organisé à la manière d’une investigation policière » qui cherche à comprendre cette forte emprise sociale des traces, génératrice de polarisation de l’opinion publique.

Il s’articule en trois grandes parties, la première s’intéressant à la « Passion des traces » et leur pouvoir conflictogène, de leur capacité à affaiblir le contrat social basé sur la confiance des citoyens envers les institutions qui administrent les questions de société en lien avec le « vivant ».

La deuxième partie se propose d’expliquer la diversité des grilles de lecture des traces à travers les quatre grandes modalités qui structureraient, selon la théorie de l’anthropologue Philippe Descola, les relations entre l’Homme et son environnement que sont le totémisme, l’analogisme, l’animisme et le naturalisme.

Enfin, la troisième partie s’intéresse à la diversité interprétative induite par la nature même de la trace reposant sur sa matérialité, sur sa temporalité, sur ce qui l’a engendré et sur sa portée symbolique en relation avec l’environnement.

Nous sommes face à un essai ambitieux qui propose une vision audacieuse des controverses qui remuent notre société, mais l’enchaînement des concepts et des domaines disciplinaires pointus et variés en rend parfois la compréhension difficile. La lecture de cet ouvrage demande donc un certain engagement intellectuel pour en saisir la portée et espérer en garder une… trace durable pour alimenter notre réflexion citoyenne.