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Les émotions sont-elles rationnelles ?

Publié en ligne le 9 avril 2022 - Esprit critique et zététique -

Parmi les concepts qui circulent sans qu’une définition propre ne permette de s’assurer qu’on est tous d’accord sur ce dont on parle, on peut citer « nature », « espèce » et peut-être « liberté », mais aussi à coup sûr « rationnel ». Trop souvent, est « rationnel » ce qui est conforme à ma manière de penser ; c’est une « vérité » très relative. Ce piège de la pensée devient un obstacle dialectique : il complique considérablement nos conversations.

Je défends l’idée qu’il est souhaitable d’aborder rationnellement le monde et ses défis, comme par exemple une pandémie mondiale s’étalant sur bientôt deux ans, mobilisant des moyens financiers gigantesques, justifiant d’importantes privations de liberté de circuler, remuant un tissu social déjà tumultueux, braquant des projecteurs vers les postures les plus extrêmes et semant le désordre dans la distribution de la parole scientifique légitime sur tous les canaux… Mais aborder rationnellement tout cela, qu’est-ce que cela peut vouloir dire ?

En théorie, de loin, la posture zététique, celle qui met en exergue la prudence épistémique, invite d’abord, dans le doute, à la suspension du jugement : il y a beaucoup de questions auxquelles personne ne connaît la réponse. Il faut l’accepter et ne pas faire la cour à ceux qui prétendent savoir ce qu’en réalité ils ne savent pas.

Ensuite, une approche méthodique nous oblige à garder à l’esprit que la recherche est en cours, et que les conclusions scientifiques actuelles sont parfois fragiles. Nous ne devons pas nous jeter sur une prépublication (ou preprint 1) ni sur une étude isolée comme sur un canot de sauvetage. Il faut accepter que notre opinion puisse changer au gré des informations disponibles, c’est d’ailleurs ainsi qu’évolue l’avis des experts.

Par ailleurs, une approche prudente nous rappelle qu’il ne faut pas avoir une confiance aveugle en une personne simplement parce qu’elle a le bon diplôme et affiche les gages de l’autorité intellectuelle. La « vérité de science » est une émulsion collective, un propos nourri des nuances de plusieurs voix qui se modèrent les unes les autres.

Enfin, nous savons que le débat d’idées est nécessaire pour mettre à l’épreuve les analyses, les explications, les théories en présence et leur permettre de faire valoir leurs avantages afin que les meilleures emportent l’adhésion du public et qu’une vérité commune nous donne les moyens d’agir. Il va de soi que les arguments doivent porter sur les idées et ne jamais s’embourber dans les attaques gratuites, les haines recuites, les conflits annexes et autres mouvements d’humeur.

La Femme furieuse, Pieter Huys (c.1519-c.1581)

Tout cela est bel et bon, c’est le b.a.-ba de l’esprit critique, nul n’est censé ignorer que c’est la marche à suivre, et on aurait tôt fait de taper sur les doigts de ceux qui dévient de cette approche idéale. Mais nous aurions tort de considérer qu’on a ainsi tout dit et que seule la logique froide et analytique a voix au chapitre. Les humains qui raisonnent, lents ou futés, sages ou brouillons, ont un cerveau tout baigné d’hormones, de sentiments, de souvenirs, d’impressions, de croyances, d’intuitions dont on ne va pas les débarrasser. Parce qu’on ne sait pas le faire, mais aussi parce que ce n’est pas souhaitable. Je suis bien placé pour le dire, je suis concerné, je suis un humain et je ne veux pas qu’on m’enlève mes émotions. La belle théorie évoquée ci-dessus sera donc nécessairement distincte de la pratique.

L’émotion n’est d’ailleurs pas l’ennemie de la raison ou de la science. C’est bien par amour du savoir, de la compréhension, de la découverte que des hommes et des femmes de science s’engagent dans leurs vocations. C’est parce que le mensonge nous déplait, que la manipulation nous dégoûte que nous dénonçons gourous et charlatans. Nous éprouvons une forme de plaisir à rétablir la vérité, nous répondons à des dynamiques émotionnelles quand nous entrons dans l’arène pour démystifier des balivernes ou défendre des théories qui nous semblent valides.

Les sceptiques militants ne peuvent pas militer sans être habités par une motivation qui n’est pas réductible à une approche de simple logique. Nos émotions nous poussent à donner du poids à certaines priorités, à nous engager sur un terrain de discorde plutôt que sur un autre. Il est utile d’en prendre conscience pour éviter une erreur gravement banale : disqualifier la parole adverse au prétexte qu’elle serait trop émotive.

La « modération du ton » (tone policing) est une fallacie 2 trop souvent employée dans les débats. Il s’agit d’une attaque ad hominem qui consiste à critiquer une personne pour avoir exprimé des émotions, ou leur avoir laissé trop de place. Ceux qui décochent une remarque sur le ton « non policé » de leur interlocuteur dans le but de discréditer leur propos empoisonnent la conversation, ils ne cherchent pas à convaincre mais à écraser la position adverse. Cette stratégie peut sembler efficace. Mais si le conflit d’opinion a pour objectif la recherche d’une meilleure compréhension du point de vue que l’on confronte, il s’agit bien d’un procédé fallacieux dans la mesure où il s’agit de nier la pertinence du fond en raison de la forme. Or, le problème est là : il est tout à fait rationnel de ne pas accepter d’être maltraité par un interlocuteur, quand bien même celui-ci estimerait son attitude justifiée.

Les affects qui nous motivent à défendre une position importante peuvent nous conduire à des débordements : insulte, agression verbale, insinuation, virulences en tous genres… Comme ces comportements ont un impact sur autrui, il serait irrationnel de prétendre que l’autre doit recevoir le fond du propos en faisant abstraction de la forme. Exprimer son indignation est pertinent dans un contexte où il s’agit de témoigner de son vécu, de son ressenti. Mais celui qui énonce pleinement le versant émotionnel de sa position ne doit pas s’attendre à une réponse parfaitement froide et intellectuelle.

Les émotions font et feront toujours partie intégrante du raisonnement humain, de notre équipement mental de traitement des données. Il est inévitable qu’elles apparaissent et il est rationnel de prendre en compte cet état de fait dans les discussions. Mais nous sommes dans l’erreur chaque fois que nous attendons d’autrui qu’il écarte ses émotions afin que nos arguments l’atteignent en plein cortex. Négliger la valence affective des enjeux sous-jacents à un débat, ce serait, finalement, manquer de rationalité.

1 Article scientifique publié mais non (encore) validé par les experts du domaine.

2 Fallacie : argument invalide reposant sur des prémisses erronées ou déployant des liens logiques défectueux. Le terme est apparenté à fallace (duperie, tromperie), du latin fallax(trompeur).

Publié dans le n° 338 de la revue


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L' auteur

Thomas C. Durand

Animateur de la chaîne vidéo YouTube La Tronche en biais qui « propose de découvrir les biais cognitifs qui tordent (…)

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