Accueil / Pénurie de médicaments et rupture d’approvisionnement

Pénurie de médicaments et rupture d’approvisionnement

Publié en ligne le 6 janvier 2021 - Santé et médicament -

La pandémie de Covid-19 a non seulement entraîné une saturation des hôpitaux mais également créé une très forte tension sur les stocks de médicaments, à tel point que, le 31 mars 2020, l’Alliance des hôpitaux européens (qui regroupe neuf structures hospitalières de premier plan dont, pour la France, l’AP-HP – Assistance publique-Hôpitaux de Paris) alertait les gouvernements que, « en plus du besoin d’équipements de protection individuelle et de ventilateurs, le besoin le plus urgent est désormais celui des médicaments nécessaires aux patients en soins intensifs ». Elle constatait que « les stocks hospitaliers existants de relaxants musculaires, de sédatifs et de médicaments analgésiques sont consommés rapidement et avec un réapprovisionnement insuffisant », menaçant d’une rupture complète à brève échéance si rien n’était fait [1]. Indépendamment des tensions sur les produits nécessaires aux soins intensifs, la crise sanitaire a mis en lumière la forte dépendance de la France et de l’Europe vis-à-vis des producteurs asiatiques de matières premières et de produits finis, phénomène qui ne date pas d’aujourd’hui.

Entre contraintes sanitaires et contraintes économiques

La chaîne du médicament (allant de la recherche et l’évaluation de nouvelles molécules à la préparation et la mise sur le marché) tels que nous la connaissons aujourd’hui apparaît au début du XXe siècle pour prendre son essor après la deuxième guerre mondiale. Ce mouvement va révolutionner la pratique médicale, avec la mise à disposition de médications aux indications clairement définies et à l’efficacité et la sécurité d’emploi prouvées. L’Europe, et notamment la France, vont y jouer un rôle majeur. La France, consciente de sa dépendance vis-à-vis de l’Allemagne pendant la Grande Guerre, avait eu une politique très volontariste pour se doter d’une industrie pharmaceutique forte. De nombreux laboratoires pharmaceutiques ont été créés jusqu’après la Seconde Guerre mondiale. Toutes ces sociétés fabriquaient leurs produits de A à Z et exportaient vers des pays tiers [2].

Pharmacie centrale de France (entre 1880 et 1890)
© Wellcome Library, London

Les méthodes d’analyses chimiques et physiques ont joué un rôle clé dans l’évolution des exigences imposées aux médicaments, que ce soit pour une première autorisation de mise sur le marché ou pour un renouvellement. La science derrière les médicaments a connu ces dernières années un développement vertigineux et la réglementation qui s’applique aux médicaments afin de garantir leur composition, leur pureté, et par conséquent leur efficacité et leur sécurité d’emploi, tire constamment profit de ces évolutions.

Dans le même temps, la découverte de nombreuses nouvelles molécules et la forte augmentation de la consommation médicamenteuse entraînent des dépenses de plus en plus importantes pour le système de protection sociale alors que s’accroissent les contraintes budgétaires des États [3].

Deux logiques doivent cohabiter : celle de l’industrie du médicament, secteur privé, qui met au point et commercialise des produits tout en assurant sa rentabilité et en dégageant des profits, et celle du secteur public, payeur (qui fixe les prix et décide de la réglementation), dont la responsabilité est de préserver le budget limité de la nation. On conçoit que la prise en compte de toutes les contraintes qui en résultent n’est pas simple et que les causes des défauts de disponibilités de médicaments pourront être multiples.

Des situations de pénuries apparues il y a plus de dix ans

En France, c’est l’Agence nationale de sécurité du médicament et des produits de santé (ANSM) qui est chargée du suivi des stocks et des tensions d’approvisionnement pour les médicaments d’intérêt thérapeutique majeur. En dix ans, le nombre de signalements enregistrés chaque année par l’agence n’a cessé d’augmenter pour passer de 44 en 2008 à 530 en 2017 [4].

La durée médiane des indisponibilités varie, selon les médicaments, de 20 à 45 jours avec des extrêmes de plusieurs mois [5]. Certains médicaments en rupture d’approvisionnement sont des médications essentielles et irremplaçables comme des antibiotiques, des vaccins, des anticancéreux et des produits de réanimation d’urgence. Les pharmacies de ville comme celles des hôpitaux sont touchées. Cette situation n’est pas spécifique à la France et 95 % des hôpitaux européens se trouvent confrontés à ces ruptures d’approvisionnement, sans toutefois que l’intensité des ruptures soit du même ordre dans chaque pays (voir encadré).

Des causes multiples

La difficulté de prévenir ces situations de pénurie est due au fait que, bien souvent, la cause est spécifique au produit concerné. Mais nous pouvons cependant identifier quelques raisons principales.

L’approvisionnement en principe actif ou en excipients

Lorsque des composants d’un médicament sont synthétisés hors de l’Union européenne (ce qui est aujourd’hui la situation dans 80 % des cas, tous médicaments confondus [6]), l’approvisionnement est moins fiable et l’ajustement aux besoins en cas d’augmentation de la demande est plus problématique (voir le rapport Birgli commandité en 2013 par l’European Association of Euro-Pharmaceutical Companies – EAEPC [7]). Dans les pays producteurs comme la Chine, l’évolution d’une législation environnementale peut retarder la disponibilité d’un produit ou conduire à une décision de fermeture d’un site de production sans que la firme européenne qui en dépend n’ait été informée au préalable et n’ait pu anticiper les conséquences. La recherche et l’agrément par les autorités européennes d’un autre centre de production peut prendre plusieurs mois, voire des années.

À l’inverse, une modification des requis réglementaires européens peut nécessiter un ajustement de la production des sites hors de l’Union européenne et conduire à des retards de livraison (ou à des livraisons de produits ne répondant plus aux nouvelles exigences).

Le recours à des sites de production en dehors de l’Union européenne (et principalement en Asie) correspondait à une volonté de diminuer les coûts de fabrication et de contourner certaines contraintes environnementales (comme le règlement européen Reach entré en vigueur en 2007 et visant à sécuriser la fabrication et l’utilisation des substances chimiques dans l’industrie européenne). Cette dépendance, très focalisée sur l’Asie, a rendu moins fiable la chaîne d’approvisionnement, avec un risque évident en cas de problème local d’ordre sanitaire, environnemental ou politique.

Quelques définitions


Médicaments d’intérêt thérapeutique majeur (MITM)
Il s’agit « des médicaments ou classes de médicaments pour lesquels une interruption de traitement est susceptible de mettre en jeu le pronostic vital des patients à court ou moyen terme, ou représente une perte de chance importante pour les patients au regard du potentiel évolutif de la maladie, ou pour lesquels il n’existe pas d’alternatives thérapeutiques appropriées et disponibles en quantité suffisante sur le territoire national » [1] (source ANSM).

Rupture d’approvisionnement
« La rupture d’approvisionnement se définit comme l’incapacité pour une pharmacie d’officine ou une pharmacie à usage intérieur [pharmacie d’un établissement de santé] de dispenser un médicament à un patient dans un délai de 72 heures, après avoir effectué une demande d’approvisionnement auprès de deux entreprises » [2]. « Les causes de ruptures d’approvisionnement sont multiples : elles peuvent être liées à la fabrication du médicament (indisponibilité de matières premières, problèmes de fabrication, défaut de qualité, etc.) ou à des dysfonctionnements liés à la chaîne de distribution du médicament » [3].

Rupture de stock
« Impossibilité de fabriquer ou d’exploiter un médicament. Lorsque l’exploitant anticipe, constate, ou est informé d’une situation de rupture de stock d’un médicament d’intérêt thérapeutique majeur, il en informe sans délai l’Agence nationale de sécurité du médicament et des produits de santé » [2].
Références
1 | Agence nationale de sécurité du médicament et des produits de santé.
2 | Décret du 20 juillet 2016 relatif à la lutte contre les ruptures d’approvisionnement de médicament.
3 | Ministère des Solidarités et de la Santé.

Le conditionnement et les notices

L’Europe est multilingue et les réglementations nationales imposent qu’un produit vendu dans un pays dispose d’une notice dans la langue officielle du pays. Et les conditionnements peuvent aussi varier d’un pays à l’autre. Ainsi, en cas d’urgence, il est difficile de procéder à des échanges entre pays. De façon générale, cette absence d’harmonisation sur le territoire européen a un impact très négatif sur la gestion des tensions d’approvisionnement des médicaments.

Dans la situation d’urgence liée à l’épidémie de Covid-19, l’ANSM a dû procéder à une mesure dérogatoire exceptionnelle en rappelant toutefois que « cette absence d’étiquetage [en langue française] peut présenter un risque d’erreurs médicamenteuses » [8].

La production

La concurrence et l’apparition des génériques rendent les prévisions de marché plus fluctuantes et plus difficiles pour chacun des industriels. Augmenter une capacité de production implique souvent d’intervenir sur différentes lignes de fabrication avec les coûts associés. Les industriels peuvent être tentés de retarder une décision d’investissement pour réduire les risques financiers, préférant une stratégie de « flux tendus » moins à même d’anticiper les variations du carnet de commandes. Ce risque est encore accru avec l’augmentation de la sous-traitance qui tend à rigidifier les plannings de production. Enfin, mentionnons aussi la discordance des audits nationaux et internationaux auxquels les industriels sont soumis 1.

Une pharmacie, peintre français (c.1700)

Pour être commercialisé, un médicament doit obtenir une autorisation de mise sur le marché (AMM – voir encadré). Une AMM porte sur une composition et un mode de préparation précis et correspond à des indications thérapeutiques spécifiques, à une liste d’effets secondaires identifiés, etc. Or ces éléments évoluent dans le temps et il convient alors de procéder à une mise à jour de l’autorisation de mise sur le marché (que l’on dénomme variation).

Ce requis administratif nécessite la constitution d’un nouveau dossier afin d’obtenir une nouvelle autorisation administrative. Cette démarche peut prendre des mois, voire des années, d’autant plus qu’elle prend place dans les différents pays de commercialisation avec des requis réglementaires et des délais de réponse différents.

Les formes injectables ou lyophilisées (plus complexes à produire) sont plus souvent en rupture que d’autres médicaments [9]. C’est en particulier lié au fait que la réglementation qui les concerne est devenue de plus en plus exigeante [6]. De plus, le nombre de sites capables de les produire est insuffisant au regard de l’augmentation des besoins au niveau mondial (avec la demande croissante des pays en développement tels que la Chine, l’Inde ou les pays d’Amérique latine). Les investissements nécessaires pour ouvrir un nouveau site de production sont considérables et généralement peu ou pas rentables pour les produits anciens dont les prix de vente n’ont cessé de baisser depuis trente ans.

Les prix réglementés

Pour un médicament donné ayant obtenu son AMM, les coûts ont tendance à augmenter au fil des années pour des raisons très diverses : complexification de la législation du travail et des normes réglementaires, réalisation des dossiers d’AMM et des dossiers de variation, inspections administratives, agrément des centres de production. Mais, dans le même temps, les prix fixés par les instances réglementaires ne sont pas ajustés en conséquence, voire sont baissés pour certains médicaments. Cette situation peut rendre leur production et leur commercialisation déficitaires et conduire certains industriels à les retirer du marché ou, s’ils restent produits, à les réserver en cas de pénurie aux pays où le prix est le plus élevé (le rapport Birgli évoqué plus haut mentionne un indice de prix deux fois plus élevé en Allemagne qu’en France et au Portugal).

Des enquêtes au niveau européen


L’Association européenne des pharmacies d’hôpital (EAHP – European Association of Hospital Pharmacists) met à jour chaque année son enquête sur les situations de rupture d’approvisionnement en médicaments dans les hôpitaux européens. Pour l’année 2019 [1], elle note, sur la base de 2 136 réponses d’hôpitaux dans 39 pays, que 95 % des établissements sont confrontés à des ruptures d’approvisionnement problématiques.

Les médicaments le plus souvent en pénurie sont les antimicrobiens (63 %), les anticancéreux (47 %) et les produits anesthésiques (38 %). Plusieurs familles de produits peuvent être en rupture dans une même situation rapportée.

En termes d’impact sur la prise en charge des patients, 42 % des hôpitaux ont rapporté des retards dans les soins ou la thérapie, 28 % la mise en place d’un traitement sous-optimal, 27 % une annulation des soins et 18 % une augmentation de la durée du séjour.
Références
1 | « 2019 Medicines Shortages Survey results », European Association of Hospital Pharmacists.

L’Académie de pharmacie, dans un rapport rendu public le 20 juin 2018, constatait cet « effet ciseau […] rendant progressivement impossible la commercialisation des médicaments anciens à bas prix, en dépit de leur intérêt thérapeutique évident » et appelait à trouver « les moyens, de façon concertée, de sortir de ce cercle vicieux pour assurer la mise à disposition régulière et sans faille de ces molécules reconnues comme essentielles par les praticiens notamment en cancérologie, pour les maladies infectieuses et pour les vaccins » [6].

Le parcours du médicament


« Pour être commercialisée, une spécialité pharmaceutique doit obtenir préalablement une autorisation de mise sur le marché (AMM). L’AMM est demandée par un laboratoire pharmaceutique, pour sa spécialité, sur la base d’un dossier comportant des données de qualité pharmaceutique, d’efficacité et de sécurité, dans l’indication revendiquée. Les données de qualité pharmaceutique, d’efficacité et de sécurité du dossier d’AMM sont issues notamment des expérimentations conduites chez l’animal et d’essais cliniques menés chez l’Homme, selon des normes fixées internationalement et harmonisées au niveau communautaire. L’évaluation des effets thérapeutiques du médicament au regard des risques pour la santé du patient doit être jugée favorable (rapport bénéfice/risque favorable).

Le rapport bénéfice/risque doit être au moins équivalent à celui des produits déjà commercialisés dans la même indication.

L’AMM est accompagnée :

  • du résumé des caractéristiques du produit (RCP) qui précise notamment : la dénomination du médicament, la composition qualitative et quantitative, la forme pharmaceutique, les indications thérapeutiques validées, les contre-indications, les précautions d’emploi, les effets indésirables…
  • de la notice pour le patient qui présente l’essentiel des informations du RCP dans un vocabulaire plus accessible ;
  • de l’étiquetage qui comprend notamment des informations nécessaires pour identifier le médicament (nom du médicament et de la substance active, dosage, forme pharmaceutique…), et d’autres informations concernant son utilisation (date de péremption, conditions de conservation, pictogrammes conduite automobile…). »

Site du ministère des Solidarités et de la Santé (mise à jour du 27 septembre 2016)

Les appels d’offres des hôpitaux

Le laboratoire de l’alchimiste,
Jan van der Straet (1523-1605)

L’approvisionnement en médicaments des hôpitaux passe obligatoirement par des appels d’offres. Mais le critère de sélection retenu, en particulier pour les médicaments anciens, est le seul prix, sans tenir compte de la localisation de la production ni des capacités de production du fournisseur. De plus, les délais imposés entre le moment où le marché est attribué et la date attendue pour la première livraison est toujours très court. Enfin, en général, un seul fournisseur est retenu, ce qui ne permet pas facilement de pallier une éventuelle défaillance.

Conclusion

En résumé, les causes de défaut de disponibilité de médicaments sont multiples et varient selon le médicament considéré. La quantification des différentes causes est un exercice difficile. Le rapport Birgli y a renoncé, indiquant « l’extrême réticence des parties prenantes […] à partager les données dont elles disposent ». Le syndicat français de l’industrie du médicament (Leem) avançait en 2018 les éléments suivants, par ordre d’importance décroissant : la capacité de production face à la demande (25 %), les fluctuations imprévues du marché (23 %), les problèmes liés à la production en elle-même (20 %), les problèmes d’approvisionnement en principes actifs (15 %), les contraintes réglementaires (10 %), et les contraintes économiques (7 %).

De plus, l’absence d’une coordination stratégique au niveau européen ne fait que s’ajouter aux causes précédemment décrites. Cette coordination pourrait s’exercer au niveau des politiques du médicament (relocalisation par exemple des sites de production de matières premières et de produits finis), de l’harmonisation des présentations entre pays membres, de la réglementation, des prix et des calendriers vaccinaux.

Références


1 | “University hospitals urgently call for more European collaboration to prevent drug shortages”, European University Hospital Alliance, 31 mars 2020. Sur euhalliance.eu
2 | Bonnemain B, « Histoire de l’industrie pharmaceutique en France : de la liberté à la liberté surveillée (1800 à nos jours) », Debater a Europa, n° 14, janvier-juin 2016.
3 | Chauveau S, « Entreprises et marchés du médicament en Europe occidentale des années 1880 à la fin des années 1960 », Histoire, économie et société, 1998, 17 :49-81.
4 | « Pénuries de médicaments et de vaccins : renforcer l’éthique de santé publique dans la chaîne du médicament », rapport d’information parlementaire n° 737 (2017-2018), 27 septembre 2018. Sur senat.fr
5 | Ordre national des pharmaciens, « Ruptures d’approvisionnement et DP-Ruptures », mise à jour avril 2020. Sur ordre.pharmacien.fr
6 | Académie nationale de Pharmacie, « Indisponibilité des médicaments », rapport adopté le 20 juin 2018. Sur acadpharm.org
7 | “Evaluation of medicines shortages”, Birgli report, juillet 2013. Sur eaepc.org
8 | ANSM, « Covid-19 Mise à disposition de médicaments importés – Information de sécurité », 17 avril 2020. Sur ansm.sante.fr
9 | 2https://www.fda.gov/media/132058/do..., FDA, 2019. Sur fda.gov

1 Chaque pays envoie ses propres inspecteurs qui formulent des avis différents. Si bien qu’une même usine peut avoir des dizaines d’inspections dans la même année. Il y a reconnaissance réciproque des inspections entre pays de l’Union européenne, et en partie avec les États-Unis (Food and Drug Administration), mais pas avec le Japon, Taïwan, le Brésil, etc. Voir [6].

2 “Drug shortages, root causes and potential solutions”

Publié dans le n° 334 de la revue


Partager cet article


Les auteurs

Bruno Bonnemain

Pharmacien, membre de l’Académie nationale de pharmacie.

Plus d'informations

Jean-Loup Parier

Jean-Loup Parier est médecin et pharmacien, président honoraire de l’Académie nationale de pharmacie.

Plus d'informations