Accueil / Psychologie Scientifique / Une phobie cachée : la parurésie

Une phobie cachée : la parurésie

Publié en ligne le 23 septembre 2022 - Santé et médicament -

La parurésie ou urophobie est la difficulté ou l’impossibilité d’uriner dans des toilettes publiques ou en sachant des personnes à proximité. Le terme a été inventé en 1954 par deux psychologues de l’université Rutgers, Griffith Williams et Elizabeth Degenhart, qui ont forgé le mot avec les termes grecs para (contre, à côté) et ouresis (miction) [1]. Ils ont soumis à 1 400 étudiants 200 questions très variées, dont « Éprouvez-vous une difficulté à uriner en présence d’autres ? » Quatorze pour cent (13 % d’hommes et 16 % de femmes) ont répondu clairement « oui ». Si l’on ajoute les sujets qui éprouvent la difficulté occasionnellement, on totalise 20 %. Les auteurs ont constaté une absence de corrélation avec d’autres phobies, des tics et des problèmes sexuels.

Les Chutes de Tjiburrum, Ernst Haeckel (1834-1919)
Ernst Haeckel se fit beaucoup plus connaître comme biologiste et philosophe que comme artiste peintre ; toutefois ses voyages lui permirent de représenter non seulement de nombreuses espèces animales (surtout marines) mais aussi des paysages exotiques, comme ici sur l’île de Java. Personnage à l’héritage philosophique aujourd’hui controversé, surtout à cause de préjugés clairement racistes, il participa activement à la diffusion de la théorie darwinienne de l’évolution.

Le terme parurésie n’apparaît pas comme tel dans le Manuel diagnostique et statistique des troubles mentaux (DSM-5) [2], mais on peut le ranger dans la catégorie « anxiété sociale » ou « phobie sociale » : la peur de situations dans lesquelles la personne est exposée à l’observation d’autrui. Il s’agit d’un trouble comparable à la phobie, qui y est citée, de se sentir observé en train de manger.

Le trouble présente des degrés variables, allant d’une petite gêne dans quelques situations à un trouble qui contrôle l’ensemble de l’existence. Il arrive que le trouble s’aggrave au point que le patient doive parfois utiliser un cathéter pour éliminer l’urine [3]. Dès lors, selon les critères, le taux de parurésie varie considérablement. Une revue de soixante publications jugées adéquates (sur 1 535 rassemblées) conclut aux proportions de 3 à 16 % de la population américaine [4]. Aux Etats-Unis, une prévalence de 7 % a été avancée [5].

Plusieurs chercheurs adoptent les cinq critères de Brett Deacon et al. (université du Wyoming) :

  • la peur excessive et persistante provoquée par la miction dans des toilettes lorsque d’autres personnes sont présentes ;
  • la difficulté de commencer à uriner lorsque d’autres personnes sont présentes dans les toilettes ;
  • l’absence de difficulté à commencer à uriner à la maison ou dans une toilette privée ;
  • la difficulté interfère significativement avec la vie quotidienne ;
  • la difficulté n’a pas de cause médicale [6].

Des auteurs définissent la parurésie plutôt comme une « phobie spécifique » ou un « trouble fonctionnel ». Un des arguments est que les psychotropes qui agissent sur les phobies sociales ne réduisent pas la parurésie [7].

Un degré important de parurésie fait manquer de nombreuses occasions d’activités sociales. Le choix du métier et l’évolution de la carrière peuvent en dépendre. Le manque de relations sociales et d’activités de loisir est propice à l’alcoolisme et à la dépression. Il y a des effets physiologiques : l’augmentation de l’attention aux sensations vésicales augmente la sensation de devoir uriner ; les personnes évitent de boire quand elles anticipent de se trouver dans la situation problématique ; la stagnation de l’urine peut provoquer des infections urinaires et une grave distension de la vessie.

Une réaction banale

Des chercheurs de l’université de l’État de l’Oklahoma ont mené une étude sur soixante étudiants dans les urinoirs de l’université [8]. Ils ont utilisé un périscope permettant de voir le jet d’urine, mais non le visage des individus. Les toilettes comprenaient trois places. Les psychologues ont observé trois situations :

  1. la personne est seule durant la miction ;
  2. l’urinoir du milieu est hors d’usage et quand un étudiant entre, un comparse de l’expérimentateur entre et utilise l’autre urinoir ;
  3. un urinoir sur un côté est hors d’usage de sorte que le sujet et le comparse se trouvent côte à côte.

Le périscope permet de mesurer le temps qui s’écoule avant l’émission d’urine. La moyenne des délais est respectivement : 4,9 s, 6,2 s et 8,4 s. Le temps augmente avec la présence d’une autre personne et son degré de proximité.

Cette étude montrait ainsi que « l’invasion de l’espace personnel provoque une activation émotionnelle (emotional arousal)  ». Les chercheurs concluaient de leurs résultats que le stress ralentit ou empêche la relaxation du sphincter externe de l’urètre, condition de la miction.

L’expérience clinique montre que le degré de parurésie varie considérablement en fonction des situations. Les hommes se plaignent davantage que les femmes parce qu’ils utilisent régulièrement des urinoirs plutôt que des toilettes fermées. La difficulté est fonction de la proximité des urinoirs, de la présence ou non de cloisons, de la présence de personnes qui attendent leur tour.

Une réaction naturelle ?

La gêne en rapport avec la satisfaction de besoins naturels varie selon les lieux et les époques. Le sociologue Norbert Elias (1897-1990) a étudié ces variations dans notre culture à travers l’examen de manuels de savoir-vivre [9]. Les conduites recommandées ne vont pas de soi à l’époque où ces ouvrages sont écrits et leur mention disparaît aux siècles suivants, lorsqu’elles sont devenues une « seconde nature ». Concernant la miction, Elias présente l’évolution des conduites depuis le Moyen Âge jusqu’à la Renaissance. Il cite notamment le traité des bonnes manières publié par Érasme en 1530, De civilitate morum puerilium (La Civilité puérile), qui a connu un succès considérable dans plusieurs pays d’Europe. On y lit : « Il est indigne d’un homme bien élevé de découvrir sans besoin les parties du corps que la pudeur naturelle fait cacher. Lorsque la nécessité nous y force, il faut le faire avec une réserve décente, quand bien même il ny aurait aucun témoin. Il ny a pasdendroit où ne soient les anges. Ce qui leur est le plus agréable, chez un enfant, cest la pudeur, compagne et gardienne des bonnes mœurs. Si la décence ordonne de soustraire ces parties aux regards des autres, encore moins doit-on y laisser porter la main. Retenir son urine est contraire à la santé ; il est bienséant de la rendre à lécart. » 1

Ainsi l’on peut supposer que la parurésie est un mal déterminé en partie par un conditionnement social réalisé par l’intermédiaire des parents et des éducateurs.

La moitié des personnes qui souffrent de parurésie ne présentent aucun autre trouble psychologique [10]. La corrélation la plus élevée (environ 0,45) s’observe avec la parcoprésie, la difficulté de déféquer ailleurs que chez soi, une difficulté également considérée comme une phobie sociale, beaucoup moins étudiée que la parurésie [11].

Le traitement

Jusque dans les années 1970, on ne trouve quasiment pas de publications portant sur des prises en charge thérapeutiques. En 1941, Karl Menninger, célèbre psychiatre-psychanalyste américain, expliquait que l’inhibition à uriner est une autopunition pour des désirs sexuels inacceptables ou la peur d’exprimer des pulsions agressives, la miction étant inconsciemment une agression [12].

Les premiers exposés de traitements rapportant une efficacité sont dus à des comportementalistes [13, 14]. Ils ont appliqué les principes classiques du traitement des phobies.

Le thérapeute commence par expliquer le fonctionnement de la vessie et le mécanisme qui se met en place en cas de parurésie. Il enseigne une méthode de relaxation qui, exercée méthodiquement pendant plusieurs semaines, permet de décontracter rapidement le bas-ventre même si l’on est anxieux et crispé. Parallèlement, il invite à faire un travail « cognitif » : analyser les pensées déroutantes automatiques et apprendre à les neutraliser. Enfin, le patient procède à des exercices systématiques selon une hiérarchie de difficultés soigneusement préparée : uriner dans une toilette fermée alors que personne n’attend pour l’occuper ; uriner debout dans un urinoir public alors qu’on sait que personne ne peut arriver ; occuper la dernière place dans un urinoir peu fréquenté, etc., jusqu’à se trouver entre deux personnes dans un urinoir sans séparations.

Dans certains cas, la parurésie s’accompagne d’une phobie sociale plus large. Il s’agit alors d’apprendre à relativiser et à réduire la peur d’être évalué et jugé, une peur qui est fondamentale chez les animaux sociaux que nous sommes, toujours préoccupés d’être appréciés et estimés.

Notre présentation ici du traitement est rudimentaire. Pour un exposé précis et détaillé, nous renvoyons à la nouvelle édition de l’ouvrage de Soifer et coll., récemment traduit en français [15].

Les effets de cette procédure n’ont guère donné lieu, à ma connaissance, à des études sur de larges échantillons. Presque toutes les publications sont des études de cas. Toutefois, comme le montrent les entrées « paruresis » sur Google Scholar (plus de 500), ces publications sont relativement nombreuses. Elles présentent quasiment toutes la procédure cognitivo-comportementale ici évoquée et concluent à des résultats satisfaisants. Il reste du travail pour des équipes universitaires en vue de mettre en évidence les facteurs thérapeutiques clairement les plus efficaces pour traiter cette phobie, qui peut faire sourire ceux qui n’en souffrent pas, mais qui, à des degrés différents, gâche la vie de ceux qui ne savent comment s’en débarrasser.

Références


1 | Griffith W, Degenhart E, “Paruresis : a survey of a disorder of micturition”, Journal of General Psychology, 1954, 51 :19-29.
2 | American Psychiatric Association, Diagnostic and statistical manual of mental disorders. DSM-5, 5th Edition, American Psychiatric Association, 2013.
3 | Jaspers J, “Cognitive-behavioral therapy for paruresis”, Psychological Reports, 1998, 83 :187-96.
4 | Kuoch K et al., “A systematic review of paruresis : clinical implications and future directions”, Journal of Psychosomatic Research, 2017, 98 :122-9.
5 | Soifer S et al., “Paruresis (Shy Bladder Syndrome) : a cognitive-behavioral treatment approach”, Social Work in Health Care, 2010, 49 :494-507.
6 | Deacon B et al., “Development and validation of the Shy Bladder Scale”, Cognitive Behaviour Therapy, 2012, 41 :251-60.
7 | Hatterer JA et al., “Pharmacotherapy of four men with paruresis”, The American Journal of Psychiatry, 1990, 147 :109-11.
8 | Middlemist D et al., “Personal space invasion in the lavatory : suggestive evidence for arousal”, Journal of Personality and Social Psychology, 1976, 33 :541-6.
9 | Elias N, La civilisation des mœurs, Calmann-Lévy, 1973.
10 | Vythilingum B et al., “Is ‘shy bladder syndrome’ a subtype of social anxiety disorder ? A survey of people with paruresis”, Depression and Anxiety, 2002, 16 :84-7.
11 | Kuoch K et al., “Exploration of the socio-cognitive processes underlying paruresis and parcopresis”, Current Psychology, 2021, 40 :1807-13.
12 | Menninger K, “Some observations on the psychological factors in urination and genito-urinary afflictions”, Psychoanalytic Review, 1941, 28 :117-29.
13 | Elliott R, “A case of inhibition of micturition : unsystematic desensitization”, The Psychological Record, 1967, 17 :525-30.
14 | Lamontagne Y, Marks I, “Psychogenic urinary retention : treatment by prolonged exposure”, Behavior Therapy, 1973, 4 :581-5.
15 | Soifer S et al., La phobie des toilettes publiques : le guide pour vaincre pas-à-pas votre syndrome de la vessie timide (parurésie), Ebooks Kindle, 2021.

1 À cette époque et pour encore longtemps, l’ange gardien est un instrument du conditionnement des enfants.

Publié dans le n° 340 de la revue


Partager cet article


L' auteur

Jacques Van Rillaer

Professeur émérite de psychologie à l’université de Louvain (Louvain-la-Neuve) et à l’université Saint-Louis (…)

Plus d'informations