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Croyances non fondées et formation à l’esprit critique

Publié en ligne le 28 août 2022 - Esprit critique et zététique -

Les cours de zététique ou, de manière plus générale, les différents contenus de formations ayant pour objectif de développer l’esprit critique ont pour but de fournir les moyens de réaliser ses choix en connaissance de cause [1]. Ces cours visent ainsi l’autonomie de jugement, et plus particulièrement l’autonomie épistémique quand il s’agit de croyances et connaissances tournées vers des contenus spécifiquement en lien avec le registre scientifique [2]. Mais comment savoir si ces objectifs sont atteints ? Certains critères permettent d’évaluer la capacité des personnes à mieux estimer la fiabilité d’un contenu, à mieux juger la fiabilité de leurs propres capacités cognitives, mais également de s’assurer qu’ils possèdent certaines dispositions nécessaires à l’exercice de leur esprit critique, comme l’humilité, l’intégrité, l’ouverture d’esprit ou le courage intellectuel [3].

Pourtant cette autonomie n’est pas synonyme d’isolement épistémique, au contraire. Parvenir à cet exercice libre et autonome de la raison ne consiste pas à évacuer toute influence extérieure, mais à savoir quand et comment s’appuyer sur d’autres sources d’informations, et donc être capable de bien doser sa confiance. Depuis notre plus jeune âge, nous vivons dans cette dépendance vis-à-vis des sources d’autorité qui nous apprennent la plupart des choses que nous savons ; même s’il est toujours possible de les vérifier, il serait illusoire de prétendre à une totale indépendance épistémique dans l’acquisition de connaissances sur le monde qui nous entoure.

Adhésions aux croyances non fondées et conséquences

Ainsi, la formation de connaissances individuelles, solides et étayées (que l’on peut qualifier de « croyances correctes », c’est-à-dire des contenus que l’on tient pour vrais et qui le sont [4]), est conditionnée par les moyens que l’on met en place pour y parvenir. L’enjeu est de ne pas être trompé (rationalité épistémique) et ne pas se tromper soi-même (humilité épistémique) 1. Dès lors, former des croyances correctes sur le monde qui nous entoure a pour pendant le rejet de croyances non fondées, c’est-à-dire d’assertions non étayées par des preuves solides (de type scientifique si l’on se réfère à l’échelle des niveaux de preuve [5]). L’autonomie épistémique devrait alors conduire à posséder davantage de croyances correctes et moins de croyances non fondées.

Phénomènes étranges et réputés « paranormaux » ou « surnaturels », « théories » du complot, pseudo-sciences, ces croyances non fondées peuvent être de natures variées. Sous une forme ou une autre, elles sont très présentes dans nos sociétés, quels que soient les pays considérés. Ainsi, un sondage réalisé aux États-Unis [6] a indiqué que plus de la moitié des personnes interrogées croyaient en l’existence d’anciennes civilisations comme l’Atlantide (57 %) ou l’existence de lieux hantés (58 %), et que 26 % croyaient au pouvoir de certains de déplacer des objets par la pensée. Les auteurs de ces enquêtes précisent qu’adhérer à au moins une croyance de ce type est devenu la norme (seul un Américain sur quatre ne croit à aucune des propositions). En outre, de nombreux rapports soulignent l’existence d’une forte prévalence des croyances de type conspirationniste tant aux États-Unis qu’en Europe [7]. On retrouve ce phénomène en France. Un sondage réalisé par l’Ifop en 2020 relève que 41 % des Français affirment croire à l’explication du caractère par les signes astrologiques, 28 % aux envoûtements ou la sorcellerie et 26 % aux prédictions des voyants [8]. Ces taux d’adhésion, s’ils varient selon les questions posées, sont relativement stables depuis une quarantaine d’années [9]. Concernant les croyances de type conspirationniste, on retrouve un taux d’adhésion également notable : deux Français sur trois déclarent croire à au moins une « théorie du complot » présentée dans le sondage, et 21 % sont d’accord avec plus de la moitié [10]. Certes, ce type de sondage a des limites (ambiguïté des propositions, impossibilité de nuancer sa position) et le terme « conspirationniste » est lui-même mal défini (voir [11]), mais il reflète néanmoins un phénomène réel.

Les croyances non fondées de type « conspirationniste » ont des conséquences tout à fait réelles sur les attitudes et comportements (comme les intentions de vote, la volonté de réduire son empreinte carbone [12], la décision de se faire vacciner ou de vacciner ses enfants [13, 14] ou encore l’acceptation des connaissances scientifiques [15]). Les croyances de type « paranormal » ou « pseudo-scientifique » sont corrélées à l’utilisation de médecines alternatives [16], avec parfois des conséquences sur la santé (voir par exemple [17, 18]).

Le Cancre, Harold Copping (1863-1932)

Les croyances infondées des enseignants

L’éducation à l’esprit critique, en particulier dans les écoles, collèges et lycées, est donc un enjeu de société. Les enseignants ont un rôle majeur à jouer pour permettre aux élèves d’être plus autonome intellectuellement. Mais eux-mêmes ont des croyances qui peuvent être non fondées. Quel impact cela peut-il avoir ? À notre connaissance, aucune étude ne s’est attelée spécifiquement à cette question. Cependant, de nombreux éléments permettent d’avancer quelques hypothèses.

L’enseignant, au-delà des connaissances et des compétences qu’il est chargé de transmettre, est porteur d’un certain nombre de croyances, de valeurs et d’attitudes qu’il est susceptible de communiquer, sans nécessairement en être conscient ou être capable de les identifier (the hidden curriculum ou le programme caché [19]). Elles sont loin d’être négligeables si l’on se réfère à des études portant sur des enseignants en formation [20]. En France, une seule étude a testé les croyances non fondées des enseignants, révélant un taux d’adhésion légèrement plus faible que le reste de la population [21].

Comment l’enseignant doit-il se positionner ?

Un cours de littérature sur le roman fantastique, un moment de discussion en cours de langue, l’étude d’un document en histoire-géographie, un débat organisé sur des questions controversées sont autant de moments où l’enseignant peut laisser entendre son point de vue, partager ses valeurs ou croyances personnelles sans s’en rendre compte. Si la neutralité philosophique et politique s’impose aux enseignants [22], elle peut néanmoins s’exprimer de plusieurs manières en ce qui concerne les questions controversées. Thomas E. Kelly, chercheur en sciences de l’éducation, propose de distinguer l’« impartialité engagée » (les élèves s’emparent du sujet, les enseignants donnent leur point de vue, mais ils encouragent les élèves à analyser les différentes positions existantes), l’« impartialité neutre » (les enseignants restent neutres) et la « partialité exclusive » (les enseignants souhaitent que leurs élèves adoptent un certain point de vue concernant le sujet abordé) [23]. Il ajoute la « neutralité exclusive », sorte de non-engagement pédagogique où l’enseignant n’aborde jamais de thématiques controversées, considérant qu’elles ne peuvent être traitées de manière équitable ou neutre.

Une rencontre des commissaires d’école(détail), Robert Harris (1849-1919)
Robert Harris fait surtout carrière grâce à ses talents pour les portraits. Il contribue à mettre en images l’histoire du Canada, et parfois à saisir ses mutations sociales. Dans cette célèbre toile, il met en scène Kate Henderson, une jeune institutrice sur l’Île-du-Prince-Édouard qui s’est battue contre le conservatisme masculin ambiant pour imposer des méthodes pédagogiques modernes.

L’impartialité neutre que décrit T. E. Kelly, sans doute impossible à atteindre, est un idéal à viser car elle garantit que les enseignants se tournent le plus possible vers la diffusion de contenus indépendants de leurs propres croyances, quelles qu’elles soient. Cette impartialité neutre permet aux élèves de se forger une opinion la plus éclairée possible sur un sujet controversé. L’enseignant fournit alors des méthodes pour développer l’esprit critique : savoir trouver des sources fiables, évaluer correctement la force des preuves et la validité des arguments et construire de bons raisonnements pour débattre. L’impartialité neutre est une forme de laïcité appliquée à tout type de sujet qui sort du champ des connaissances scientifiques. Ainsi, dans le respect de la loi, l’enseignant ne limite pas l’expression des opinions argumentées des élèves, au contraire, il les favorise.

Cette laïcité appliquée aux questions controversées est un rempart, certes fragile, mais nécessaire pour assurer à chaque élève un accès équitable et fiable aux connaissances, indépendamment de l’enseignant qui se trouve devant lui. Tendre vers cette neutralité épistémique, c’est donc assurer aux élèves que les contenus transmis, les connaissances et les méthodes enseignées leur permettent d’atteindre une réelle autonomie de jugement.

Références


1 | Caroti D et al., « Plaidoyer pour l’autodéfense intellectuelle au cœur de l’enseignement des sciences », L’Actualité Chimique, 2017, 421 :56-9. Sur new.societechimiquedefrance.fr
2 | Lecointre G, Savoirs, opinions, croyances : une réponse laïque et didactique aux contestations de la science en classe, Belin Éducation, 2018.
3 | “Internal critical thinking dispositions”, Stanford Encyclopedia of Philosophy, 2018. Sur plato.stanford.edu
4 | Engel P, Les Vices du savoir, Agone, 2020.
5 | Caroti D, « La hiérarchie des niveaux de preuve », SPS n° 336, avril 2021.
6 | Chapman University, “Paranormal America 2018”, Survey of American Fears, 16 octobre 2018. Sur blogs.chapman.edu
7 | Ståhl T, van Prooijen JW, “Epistemic rationality : skepticism toward unfounded beliefs requires sufficient cognitive ability and motivation to be rational”, Personality and Individual Differences, 2018, 122 :155-63.
8 | Ifop, « Les Français et les parasciences », Sondage, 2 décembre 2020. Sur ifop.com
9 | Boy D, « Les Français et les para-sciences : vingt ans de mesures », Revue française de sociologie, 2002, 43 :35-45.
10 | Ifop, « Enquête sur le complotisme : vague 2 », Sondage, 6 février 2019. Sur ifop.com
11 | « Théories du complot, conspirationnisme : de quoi parle-ton ? », SPS n° 337, juillet 2021. Sur afis.org
12 | Jolley D, Douglas KM, “The social consequences of conspiracism : exposure to conspiracy theories decreases intentions to engage in politics and to reduce one’s carbon footprint”, British Journal of Psychology, 2014, 105 :35-56.
13 | Miloševic Đordevic J et al., “Links between conspiracy beliefs, vaccine knowledge, and trust : anti-vaccine behavior of Serbian adults”, Social Science & Medicine, 2021, 277 :113930.
14 | Jolley D, Douglas KM, “The effects of anti-vaccine conspiracy theories on vaccination intentions” PLoS One, 2014, 9 :e89177.
15 | Lewandowsky S et al.,“The role of conspiracist ideation and worldviews in predicting rejection of science”, PLoS One, 2013, 8 :e75637.
16 | Van den Bulck J, Custers K, “Belief in complementary and alternative medicine is related to age and paranormal beliefs in adults”, European Journal of Public Health, 2010, 20 :227-30.
17 | Johnson SB et al., “Use of alternative medicine for cancer and its impact on survival”, J Nat Cancer Instit, 2018, 110 :121-4.
18 | Capuano AM, Killu K, “Understanding and addressing pseudoscientific practices in the treatment of neurodevelopmental disorders : considerations for applied behavior analysis practitioners”, Behavioral Interventions, 2021, 36 :242-60.
19 | Gofton W, Regehr G, “What we don’t know we are teaching : unveiling the hidden curriculum”, Clinical Orthopaedics and Related Research, 2006, 449 :20-7.
20 | Fuertes-Prieto MÁ et al., “Pre-service teachers’ false beliefs in superstitions and pseudosciences in relation to science and technology”, Science & Education, 2020, 29 :1235-54.
21 | Adam-Troian J et al., “Unfounded beliefs among teachers : the interactive role of rationality priming and cognitive ability”, Applied Cognitive Psychology, 2019, 33 :720-7.
22 | Ministère de l’Éducation nationale, « Les grands principes du système éducatif français », Charte de la laïcité, août 2021. Sur education.gouv.fr
23 | Kelly TE, “Discussing controversial issues : four perspectives on the teacher’s role”, Theory & Research in Social Education, 1986, 14 :113-38.

1 Voir nos précédentes chroniques.


Publié dans le n° 340 de la revue


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L' auteur

Denis Caroti

Enseignant de physique-chimie, formateur et docteur en philosophie sur la formation à l’esprit critique (2022). (...)

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