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Sapiens et les microbes

Entretien avec Renaud Piarroux

Publié en ligne le 13 septembre 2025 - Santé et médicament -
Sapiens et les microbes est le nouvel ouvrage de R. Piarroux. Il se présente en deux tomes. Le premier, sous-titré « Les épidémies d’autrefois », couvre la période allant jusqu’à la grippe espagnole de 1918. Il vient juste d’être publié. Le second, à paraître, traite de la période moderne.

Il s’agit là d’une contribution majeure accessible à tout public. Nous proposons à nos lecteurs une note de lecture sur cet ouvrage, un entretien avec l’auteur et un petit extrait du livre (avec l’aimable autorisation de l’auteur et de l’éditeur.

Propos recueillis par Jean-Paul Krivine pour SPS.

SPS
Vous avez initialement voulu décrire l’histoire des microbes comme agents pathogènes des humains, mais progressivement, le tableau qui s’est dessiné « s’est révélé être d’une autre nature » : c’est le portrait d’Homo sapiens lui-même que vous avez découvert. Qu’avez-vous vraiment découvert, que le médecin et microbiologiste que vous êtes ignorait ?

Renaud Piarroux. Chaque épidémie, et a fortiori chaque pandémie, est une situation de crise pendant laquelle les êtres humains dévoilent une part de leur nature profonde. Je l’avais constaté sur le terrain durant la trentaine d’années passées à combattre les épidémies. Je m’aperçois aujourd’hui que les mêmes attitudes ont toujours existé. Confrontés à ce type de crise, certains s’arment de courage et font face à la situation. D’autres adoptent une attitude de déni, minimisant les problèmes à l’excès. Il y en a aussi qui s’affolent, rompent tout contact et s’enferment chez eux. Certains, enfin, tentent de s’enfuir. La citation Cito, longe fugeas, et tarde redeas parfois attribuée à Galien, parfois à Hippocrate, résume bien cette attitude lorsqu’arrive une épidémie : « Pars vite, loin, et reviens tard. » Cet aphorisme, déjà de mise durant l’Antiquité, est encore pertinent aujourd’hui, en témoigne le spectaculaire exode des Parisiens aisés vers leur résidence secondaire au tout début de la pandémie de covid.

On retrouve aussi constamment une propension marquée à rechercher des explications, parfois cohérentes, d’autres fois totalement absurdes. Ainsi, il arrive toujours un moment où des coupables sont désignés à la vindicte de la foule. Thucydide faisait déjà état de rumeurs sur l’empoisonnement des fontaines lors de la peste d’Athènes en 430 avant notre ère ; Heinrich Heine, témoin de l’épidémie de choléra à Paris en 1832, rapporte le même type de rumeur et décrit même des scènes de lynchage. Des lynchages que l’on constatait encore dans le sud d’Haïti lorsque le choléra fit irruption en novembre 2010. Je pourrai ainsi multiplier les exemples à loisir tant l’attitude des individus et des foules face aux épidémies montre une constance au cours des différentes époques de notre histoire.

Vous accordez une grande importance, à travers l’histoire de la gestion des épidémies, au discours de vérité des autorités publiques. Dans les épidémies du passé, que pouvait être un discours de vérité quand on ignorait tout des causes des maladies et de leur transmission et que l’on invoquait souvent un « châtiment divin » ?

Je ne voudrais pas être rabat-joie mais, malgré les avancées scientifiques qui auraient dû les rendre possibles, les « discours de vérité » des autorités publiques restent rares de nos jours tant la communication en période d’épidémie vient percuter de puissants intérêts. Imaginet-on un pouvoir politique reconnaître candidement que le pays qu’il gère a été mal préparé ? Que les stocks de médicaments (ou de masques) sont insuffisants pour faire face aux besoins ? Peut-on sérieusement attendre des autorités en place qu’elles fassent spontanément et sans tarder toute la lumière sur leurs propres responsabilités dans la genèse de la crise ? Tout au long de l’Histoire, depuis l’Antiquité jusqu’à aujourd’hui, il n’y a pas eu un discours mais des discours et des récits sur les épidémies. Dans Sapiens et les microbes, j’essaie de le montrer d’emblée en prenant l’exemple de l’épidémie de peste à Marseille en 1720. Au récit émanant des médecins de terrain qui ont bien compris que la peste est venue de la cargaison d’un vaisseau marchand en provenance du Proche-Orient, s’oppose celui des autorités qui vont jusqu’à nier le diagnostic de peste, protégeant ainsi le premier échevin de la ville, par ailleurs soupçonné d’être intervenu pour contourner des mesures de quarantaine qui auraient porté un lourd préjudice aux marchandises dont il était propriétaire. Et à ces deux discours répond celui de l’évêque de la ville, attribuant la peste à la colère de Dieu contre les Marseillais vivant dans le péché. Au fil de notre périple à travers les siècles et les continents, nous retrouvons cette guerre des récits dans pratiquement toutes les épidémies. L’exemple le plus marquant est peut-être celui de l’irruption de la syphilis en Europe à la fin du XVe siècle. Qui en était responsable ? Les tout premiers Conquistadors à peine revenus des Caraïbes ? Les Français qui venaient de prendre Naples ? Les Italiens ? Les lépreux ? Les prostituées ? Une conjonction particulière des planètes ? Des inondations qui avaient frappé la péninsule italienne ? On le voit, les explications ne manquent pas, et ne se limitent pas à un châtiment divin. Là encore, la profusion des explications oiseuses n’est pas l’apanage des épidémies du passé. Il suffit pour s’en convaincre de revenir sur les débats qui ont accompagné les premières années de la pandémie de sida. Quant au covid, par-delà les multiples théories fantaisistes qui ont été propagées sur les circonstances de son émergence, on a encore bien du mal après cinq années d’errements à établir un discours de vérité étayé par des preuves solides.


L’identification du réservoir de la peste
Extrait de l’ouvrage

Nous venons de voir le rôle majeur joué par le rat noir, les puces qui le parasitent et les bateaux ou chariots qui les transportent dans le fonctionnement des épidémies de peste, et savons que la peste de Justinien est arrivée via la mer Rouge depuis un foyer probablement situé en Asie, tandis que la peste noire a été apportée en Europe par les Mongols de la Horde d’Or via la mer d’Azov et la mer Noire. Il reste cependant un point à éclaircir : le rat noir n’est pas un bon réservoir de la peste. Comme l’homme, il en est une victime. Infecté par Yersinia pestis [la bactérie responsable de la peste], il tombe malade et, généralement, meurt rapidement. Chaque fois qu’une population de rats est atteinte par la peste, elle subit un effondrement et la transmission s’interrompt, à moins qu’entre-temps, la bactérie n’ait pu atteindre une nouvelle population de rats sur un autre territoire. Après avoir débuté par une épizootie chez les rats, la peste touche les humains quelques semaines plus tard, lorsque les puces ne trouvent plus assez de rats à piquer.

Ce schéma décrit bien le fonctionnement de la peste en période épidémique mais il n’explique pas la persistance de la bactérie le reste du temps et ses fréquentes résurgences. Et puisque ni l’homme, ni le rat ne sont capables d’héberger durablement la bactérie, il était nécessaire de chercher ailleurs pour comprendre d’où ont émergé les pandémies. C’est ainsi que l’archéologie, l’histoire, la géographie, l’écologie, la zoologie, l’entomologie et la biologie moléculaire se sont mêlées pour reconstituer point par point toute la chaîne d’événements qui déboucha sur la genèse des deux premières pandémies de peste : la peste de Justinien et la peste noire.

Il est temps de nous téléporter dans les montagnes de l’Altaï en Asie centrale. C’est là, au cœur de l’immense territoire de l’Empire mongol du XIVe siècle, qu’un « épisode de mortalité » survenu en 1338-1339 attira l’attention de quelques archéologues. Ces derniers avaient été intrigués par des inscriptions figurant sur les pierres tombales dans des cimetières appartenant jadis à des communautés chrétiennes vivant près du lac Issyk-Koul sur le territoire de l’actuel Kirghizistan. Dans un article historique publié en 2019, l’historien Philip Slavin [1] relate l’investigation d’une énigme, qui débuta par le recensement des inscriptions gravées sur 439 tombes situées dans trois cimetières de la vallée de la rivière Chu, révélant une anomalie surprenante : pas moins de 114 décès étaient survenus en seulement deux ans entre 1337 et 1339. En comparaison, durant le siècle qui avait précédé, la mortalité n’avait pratiquement jamais dépassé les dix décès par an. Dix tombes portaient en outre la mention « mort de la peste » (le mot peste, à l’époque, signifiait maladie pestilentielle, sans préjuger de sa cause exacte). Calculant le ratio entre la mortalité pendant cet épisode et celle des autres années, Philip Slavin constata qu’il était tout à fait comparable à ceux observés dans divers cimetières européens lors de la peste noire. Poursuivant son raisonnement, il montra ensuite que les tranches d’âge atteintes étaient les mêmes que pendant la peste noire en Europe. C’est important, car rares sont les maladies qui tuent avec si peu de discernement adultes jeunes et vieux, enfants et nourrissons.

Or, il se trouve que cette région d’Asie centrale est connue comme étant un foyer de peste sylvatique, tout particulièrement chez la marmotte grise, une habitante des prairies d’altitude des montagnes environnantes. Il s’agit d’un mammifère vivant en colonies, partageant des terriers et, point important, présentant une résistance relative à Yersinia pestis. Une série d’études écologiques et entomologiques menées ces dernières années confirment la présence régulière de la bactérie chez ces marmottes et sur les puces qu’elles hébergent. Il restait donc à démontrer que l’épisode de mortalité repéré sur les inscriptions funéraires était bien dû à Yersinia pestis. C’est maintenant chose faite depuis qu’une équipe de biologistes moléculaires et d’archéologues ont pu mettre en évidence l’ADN de la bactérie à partir de la pulpe dentaire de trois individus parmi les sept dont le squelette a été exhumé et étudié. Ces individus étaient décédés en 1339, quelques années à peine avant l’arrivée de la peste en Europe. Cerise sur le gâteau, la reconstitution du génome de deux de ces souches de Yersinia pestis et la comparaison avec d’autres, obtenus sur différentes épidémies de peste permet de les positionner à l’origine même de la pandémie de peste noire du XIVe siècle. Ainsi, grâce à un faisceau de preuves convergentes, les auteurs de l’étude ont pu conclure que la deuxième pandémie de peste avait bien débuté en Asie centrale à proximité des hauts pâturages où se trouvent les colonies de marmottes grises. C’est aussi dans cette même zone géographique qu’a été découvert le plus ancien représentant de l’embranchement génétique qui a donné lieu à la première pandémie de peste, celle qui fut appelée peste de Justinien.

Parallèlement, les études écologiques ont montré qu’entre les phases épidémiques et épizootiques, Yersinia pestis a la possibilité de survivre dans l’environnement, par exemple dans les terriers, avant de trouver un nouvel hôte à infecter. Les populations de marmottes grises des foyers de peste proches du lac Issyk-Koul, leurs terriers et les puces qui les infestent constituent ainsi un écosystème permettant au bacille de la peste de se maintenir sur des périodes prolongées, même en l’absence d’épidémie d’ampleur et de transmission au rat et à l’homme. L’ensemble de ces observations de terrain dépasse le cadre de l’histoire ancienne, car les foyers naturels de peste situés dans les montagnes autour du lac Issyk-Koul sont toujours actifs. Non seulement diverses publications scientifiques ont rapporté des décès de marmottes causés par la peste, mais des cas humains ont aussi été notifiés. Ainsi, en 2019, un couple de Mongols sont décédés, contaminés après consommation de viande de marmotte crue [2]. En Mongolie, 73 cas de peste ont été diagnostiqués entre 1998 et 2020 [2], dont la majorité (59 %) était consécutive à un contact avec des marmottes et 7 %, liés à la consommation de viande de marmotte crue. La peste est donc toujours là. Et elle reste aussi dangereuse lorsqu’elle est transmise à l’homme. Autant le savoir.

Références


1 | Slavin P., " Death by the Lake : Mortality Crisis in Early Fourteenth-Century Central Asia", Journal of Interdisciplinary History, 2019, 50 (1), p. 59-90.
2 | Kehrmann J. et al., "Two fatal cases of plague after consumption of raw marmot organs", Emerg Microbes Infect, 2020, 9(1), p. 1878‑1880.