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Sapiens et les microbes

Publié en ligne le 13 septembre 2025
Sapiens et les microbes est le nouvel ouvrage de R. Piarroux. Il se présente en deux tomes. Le premier, sous-titré « Les épidémies d’autrefois », couvre la période allant jusqu’à la grippe espagnole de 1918. Il vient juste d’être publié. Le second, à paraître, traite de la période moderne.

Il s’agit là d’une contribution majeure accessible à tout public. Nous proposons à nos lecteurs une note de lecture sur cet ouvrage, un entretien avec l’auteur et un petit extrait du livre (avec l’aimable autorisation de l’auteur et de l’éditeur).

Sapiens et les microbes
Les épidémies d’autrefois
Renaud Piarroux
CNRS éditions, 2025, 400 pages, 26 €

Les microbes, Renaud Piarroux les connaît bien. Ils ont jalonné toute sa vie professionnelle, d’abord sous l’angle clinique, puis microbiologique, et enfin dans un objectif de santé publique pour combattre les épidémies. Fruit d’un travail monumental, l’ouvrage est à la fois érudit, richement documenté et d’une lecture très agréable. C’est toute l’histoire de l’humanité qui est examinée sous l’angle des épidémies. Celles-ci ont souvent joué un rôle majeur, mais occulté : « Manifestement, on ne construit pas le roman national en racontant des histoires de bubons et de fièvre. » Les épidémies ne sont pas juste des parenthèses qui, une fois refermées, laissent le cours de l’histoire reprendre normalement.

L’ouvrage s’ouvre sur la grande peste de Marseille de 1720, particulièrement traumatisante car elle causa la mort de près de la moitié des habitants de la ville et toucha largement les régions avoisinantes. Ce n’est pas la plus meurtrière de l’histoire, loin de là, mais c’est l’une des épidémies anciennes les mieux documentées, offrant une compréhension approfondie des processus ayant conduit au désastre.

Le récit nous fait ensuite remonter à la préhistoire, aux bactéries que nos ancêtres ont alors croisées et dont nos cellules et notre corps ont gardé les traces. Il y est question de la coévolution de certains microbes avec Homo sapiens, mais aussi avec d’autres animaux qui constitueront des réservoirs de futures maladies pour l’Homme. Malgré la rareté des indices sur ces époques reculées, les récentes avancées en biologie moléculaire et en paléogénétique nous fournissent des résultats parfois étonnants.

Tamemoto chasse le démon de la variole de l’île d’Oshima, Yoshikazu Utagawa (actif 1850-1870)

Les principales épidémies sont alors passées en revue, celles de l’Antiquité, du Moyen Âge, celles exportées par les conquistadors en Amérique, mais aussi importées à leur retour en Europe, ou encore celles liées à la colonisation de l’Afrique et de l’Océanie. À chaque fois, les descriptions sont vivantes, accompagnées de témoignages de l’époque et analysées à l’aune des connaissances scientifiques d’aujourd’hui.

L’histoire du monde se trouve revisitée et les microbes y jouent un rôle clé. Les maladies infectieuses étaient le lot quotidien des populations. Ainsi, un faisceau de preuves « confirme qu’au XVe siècle, [la rougeole et la variole] étaient [...] parfaitement implantées dans la population européenne qui avait appris à vivre avec ». La tuberculose, alors appelée phtisie, aurait été responsable de 15 à 20 % des décès dans les grandes villes européennes aux XVIIIe et XIXe siècles.

Mais surtout, les épidémies ont parfois influé de façon déterminante le cours de l’histoire. Lors de la conquête de l’Amérique par les conquistadors espagnols, la variole « permit à Cortès de se remettre d’une débâcle militaire et de prendre, avec seulement les quelques centaines d’hommes qui lui restaient, le contrôle d’un empire [celui des Aztèques] dont la population était estimée entre 15 et 30 millions d’habitants ». Les conquistadors bénéficiaient d’un avantage : ayant déjà rencontré le virus, ils étaient pour la plupart immunisés. Il se pourrait également que la variole ait largement contribué à ce que le Canada ne passât pas sous le contrôle de l’armée continentale américaine quand ces derniers échouèrent dans leur siège de Québec en 1775-1776 contre les troupes britanniques. En Haïti également, au XIXe siècle, « un simple moustique, Aedes aegypti, importé par mégarde sur un territoire propice à son implantation, avait fait le lit d’une épidémie qui changea le cours de l’histoire ». Mais cette fois-ci, ce sont les révoltés, esclaves déplacés de force d’Afrique, qui étaient mieux immunisés que les colons français. Cette asymétrie entre combattants n’était en général pas le cas dans les guerres sur le sol européen. Par exemple, lors de la Guerre de cent ans, « un quart, un tiers, peut-être une proportion encore plus importante, des Anglais et des Français étaient morts [de la peste noire] entre 1348 et 1352, mais le rapport de force entre les deux belligérants n’avait pas changé et les batailles s’étaient poursuivies ».

Avec la variole, les conquistadors apportèrent au Nouveau Monde bien d’autres maladies comme la rougeole, le paludisme, la grippe. Certaines évaluations indiquent que la population des Amériques, forte de soixante millions d’habitants en 1500, serait tombée à environ six millions au milieu du XVIIe siècle, soit une chute démographique de 90 %. En retour, les colons ramenèrent en Europe la syphilis. Et ce fut « une catastrophe dont on peine à imaginer l’impact tant la maladie que nous connaissons aujourd’hui diffère de ce qu’elle fut à l’époque ». Elle n’épargna aucune catégorie de la population, « pas même les hommes d’Église », et François Ier en mourut.

La colonisation européenne de l’Afrique a été plus tardive que celle des Amériques, pourtant bien plus éloignées. Là aussi, les microbes ont leur part de responsabilité : « Les maladies dites “tropicales” rendaient l’Afrique subsaharienne impropre à l’installation durable des Européens » et il faudra attendre les découvertes scientifiques du XIXe siècle pour que la situation évolue (hygiène, prophylaxie, assainissement des zones marécageuses, etc.).

Les conceptions scientifiques modernes ne s’imposeront pas du jour au lendemain ni sans résistance. Jusque-là, la théorie des humeurs, formulée par Hippocrate et systématisée par Galien, dominait la médecine occidentale et arabe : il y était question de miasmes, de mauvais air où « les maladies étaient le résultat d’un déséquilibre entre les quatre humeurs corporelles : le sang, la lymphe, la bile noire et la bile jaune ». En réponse, « les traitements, tels que les saignées, les purges ou les régimes spécifiques, visaient à rétablir cet équilibre ».

L’ouvrage décrit avec minutie les premières victoires sur le front des épidémies : la variolisation (immunisation par inoculation d’une forme de variole bénigne) puis la vaccination. Mais avec la révolution industrielle et le développement de grandes métropoles, la tuberculose se répand, puis le choléra. Curieusement, la première bénéficia d’une image romantique que l’on retrouve dans l’œuvre de certains grands écrivains : Marguerite Gautier, l’héroïne de La Dame aux camélias d’Alexandre Dumas fils, atteinte d’une forme avancée de la maladie, incarne la beauté fragile et tragique que la maladie symbolisait. À l’inverse, le choléra qui touchait régulièrement les grandes métropoles alimentées en eau par des systèmes inadaptés, suscitait la terreur : « Contrairement à la tuberculose, qui progressait lentement, donnant au malade le temps d’accepter son destin, fût‐il funeste, le choléra prenait chacun par surprise. » L’expression « peur bleue » vient de là, en référence à la couleur bleue de la peau cyanosée.

À l’abri de la peur (détail), Norman Rockwell (1894-1978)

La microbiologie et l’immunologie vont révolutionner la compréhension des épidémies et aussi fournir des premières armes efficaces. La santé publique va pouvoir vraiment prendre corps, avec « l’amélioration de l’hygiène, des logements plus salubres, ainsi que des politiques […] favorisant la quarantaine et l’isolement des malades ».

Cependant, souligne l’auteur en prenant les exemples d’une épidémie de peste en Inde et une de variole aux États-Unis à la fin du XIXe siècle, les meilleurs outils techniques ne sont rien si, par ailleurs, « la population en vient à se braquer contre les mesures sanitaires mises en place ». Ce constat, ajoute-t-il, « reste encore valable aujourd’hui ». Autre dimension récurrente à travers l’histoire : la recherche de boucs émissaires. On accusa les Juifs, les étrangers, les lépreux…

Il est alors question, dans le livre, de personnages comme Louis Pasteur, Robert Koch, John Snow, « le premier épidémiologiste de terrain », Ignace Semmelweis, précurseur des mesures d’hygiène dans les hôpitaux, et de bien d’autres. Le récit est passionnant, combinant des explications scientifiques, des descriptions précises, des témoignages relevant parfois de l’enquête policière. On y trouve d’ailleurs un certain médecin nommé… Arthur Conan Doyle, l’auteur de Sherlock Holmes.

Ainsi, les microbes ne sont pas « juste » responsables de maladies : « Les épidémies n’ont pas agi seules » et il est souvent « difficile de faire la part des choses entre les conséquences des maladies infectieuses et celles des guerres et des mauvais traitements [infligés] aux peuples indigènes ». L’auteur invite ainsi à considérer la conjonction des différents facteurs expliquant « pourquoi, à un moment donné de notre histoire, dans un contexte climatique et environnemental donné, un microbe s’est trouvé en capacité de se propager au sein d’une vaste population humaine ». Le concept de santé globale (One Health), aujourd’hui largement adopté et qui nous invite à penser la santé publique mondiale en considérant conjointement l’Homme, les animaux et l’environnement, s’illustre, souvent en creux, à travers cette histoire des épidémies.

L’ouvrage captivera aussi bien les passionnés d’histoire que ceux qui s’intéressent à la médecine et à la biologie. Il apportera à tous un éclairage d’actualité sur les rapports entre société et épidémies.