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Le double visage de la biodiversité

Publié en ligne le 7 juin 2023
Le double visage de la biodiversité
La nature n’est pas un jardin d’Eden
Christian Lévêque
L’Artilleur, 2023, 288 pages, 20 €

Christian Lévêque est hydrobiologiste, directeur de recherche émérite à l’Institut de recherche pour le développement (IRD) et membre de l’Académie d’agriculture de France. On peut dire que ce livre est écrit sur un ton plutôt musclé. En effet, ce qui surprend le plus, c’est sa forme, où l’exaspération de l’auteur transparaît à chaque page, tant et si bien qu’elle peut faire obstacle à une bonne réception du fond. Par ailleurs, le choix de l’éditeur laisse perplexe, lorsqu’on sait que l’Artilleur est l’éditeur d’auteurs climato-sceptiques (pas au sens du scepticisme initial requis dans une démarche scientifique, mais plutôt à celui de « négationnisme »). En imaginant passer ces obstacles de première approche, qu’en est-il du fond ? D’une part, le livre dresse le constat que la vision de la nature qui nourrit les militances et les politiques à mener quant à sa préservation sont souvent fondées sur des lacunes de connaissances naturalistes. Il présente d’autre part la projection des actions à mener en faveur d’une nature appréhendée selon l’auteur de manière « réaliste ». Sur le premier volet, le livre signale des points de vigilance propres à rectifier notre vision de la nature, et du point de vue scientifique ces points méritent l’attention. Sur le second volet, le livre laisse un peu le lecteur sur sa faim : les pistes sont moins structurées et l’on aurait souhaité moins d’invectives pour plus de pédagogie. Abordons ces deux points successivement.

L’auteur fulmine contre une vision « dominante » de la nature qui est celle de citadins éloignés d’elle depuis plusieurs générations. Cette nature n’est pas productrice, mais récréative. Elle exclut l’agriculture, du moins celle des grandes plaines agricoles. Cette nature est une source de bienfaits, jamais une source de nuisances. Elle oublie des siècles de lutte contre les parasites et les ravageurs (rappelons qu’aujourd’hui encore, la principale cause de mortalité humaine en zone intertropicale reste liée aux maladies parasitaires). Cette nature n’est jamais autant désirée par les citadins que lorsqu’elle est vierge, alors que depuis quelque dix millénaires, l’humain la façonne à travers la modification des paysages par l’agriculture, la domestication. Cette nature qu’on « aime bien » est en réalité une nature aménagée : en Europe, il n’existe quasiment plus aucun kilomètre carré de terres émergées qui n’ait pas été modifié par l’humain. Enfin, la protection de la nature est souvent pensée comme une mise sous cloche qui permettrait un retour à un état d’origine, alors qu’il n’y a pas d’origine. La nature est constamment changeante ; et si un écosystème est un équilibre dynamique, cet équilibre lui-même change imperceptiblement à une échelle de temps plus longue. Bref, il n’y a pas de jardin d’Eden. En résumé, ce que dénonce l’auteur, c’est une vision d’inspiration chrétienne de la nature, irréaliste du point de vue de l’écologue. La réalité, c’est qu’on ne peut pas exclure l’humain de la nature. Si l’on veut prendre des décisions en matière de protection de la nature, il est impératif, nous dit-il, d’inviter à la table les agriculteurs, les vétérinaires, et des médecins en charge des aspects sanitaires, des professionnels de terrain, et non de salon. Ce sont des remarques que l’on peut entendre si elles sont formulées avec mesure. Mais la mesure est justement ce qui manque à cet ouvrage. L’auteur reproche avec vigueur à certains cercles écologistes d’être en position de conflits d’intérêt ou de pratiquer un lobbying excessif, ce qui peut se révéler exact, mais il omet de parler des conflits d’intérêts ou du lobbying qui, symétriquement, se manifestent du côté de l’agriculture traditionnelle et de l’agrochimie industrielle. Il évoque le retard pris par la recherche française dans le domaine des OGM et présente cette technologie come une solution robuste, mais il ne mentionne pas les espoirs déçus suscités par certains de ces OGM. Ainsi, à critiquer les excès bien réels de certains, il en oublie de se garder de ses propres excès.

Sur le second volet (les actions à mener), il s’érige contre les aires protégées, ce qui ne manque pas de laisser perplexe. On aurait souhaité davantage de justifications de cette position et plus de nuance car toutes ces aires n’ont pas le même statut et ne concernent pas les mêmes écosystèmes. Sans doute est-ce la manière de protéger qu’il dénonce, plutôt que le principe de protection en lui-même. Il se méfie du Giec, dont les bureaux seraient aux mains de « militants », citant les affirmations de Christian Gerondeau, polytechnicien et essayiste connu pour ses positions climato-dénialistes, tout comme de l’Ipbes 1 qui aurait conclu des accords de coopération avec des ONG que l’auteur conspue, là aussi sans aucune nuance : toutes seraient à mettre dans le même sac. Sur ce point, on peut reprocher à l’ouvrage de ne pas apporter d’éléments probants. Pour tirer de ce livre polémique une note positive, il y a tout de même des pistes qu’indique l’auteur, et qui relèvent presque seulement du bon sens scientifique. Il nous rappelle qu’il n’y aura pas de « retour vers le passé », quel qu’il soit. Notre rapport à la nature n’est défendable, selon l’auteur, ni en termes de nature réservoir qui fournirait des « services écosystémiques », ni en termes de nature sauvage idéalisée dont l’humain serait exclu. Il nous dit qu’il faut piloter des dynamiques, et non mettre sous cloche une nature fixée à tout jamais. Piloter des systèmes dynamiques anthropisés – des patrimoines – par l’ingénierie écologique, et non exclure l’humain de la nature. Ingénierie qui en deviendrait éco-anthropologique, pourrait-on dire, car gérer des systèmes naturels anthropisés, c’est aussi gérer des relations économiques, affectives et symboliques.

Ce faisant, indique l’auteur, il faut tenir compte à la fois des informations scientifiques, mais aussi des connaissances empiriques et des expériences humaines localement accumulées, et non pratiquer une gestion normative imposant des réglementations rigides « par en haut », trop souvent déconnectées du terrain. On ne peut que le souhaiter, sous réserve de ne pas adopter une posture arrogante, voire dangereuse selon l’auteur, qui consisterait à tout vouloir gérer car le vivant, par nature, ne se gère pas. Il est nécessaire de protéger la nature, mais aussi les humains qui l’habitent (par exemple protéger les populations humaines des charges virales des chauves-souris ne signifie pas éradiquer les chauve-souris). Ch. Lévêque favorise une « gestion adaptative » qui se garde bien de fixer à tout jamais des solutions et normes. De toute façon, les aléas climatiques se renforçant, les imprévus ne manqueront pas, et nous avons besoin d’une législation flexible et réactive. Il souhaite mettre tout le monde autour de la table pour poser une question de fond, et qui mérite effectivement qu’on la pose : quelle(s) nature(s) voulons-nous ? Mais pour y parvenir, il faut sortir de querelles de chapelles, savoir s’écouter mutuellement et il reste du chemin à faire.

1 La Plateforme intergouvernementale scientifique et politique sur la biodiversité et les services écosystémiques (IPBES), sous l’égide de l’ONU.

Publié dans le n° 345 de la revue


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Les auteurs de la note

Bruno David

Président du Muséum national d’Histoire naturelle (...)

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Guillaume Lecointre

Guillaume Lecointre est Professeur au Museum National (...)

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