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Mediator

Publié en ligne le 30 mars 2023
Mediator
Un crime chimiquement pur
Éric Giacometti, Irène Frachon et François Duprat
Delcourt, 2023, 200 pages, 23,95 €

L’affaire du Mediator pourrait sembler connue de tous. Ce médicament commercialisé en France entre 1976 et 2009 par les laboratoires Servier a été responsable de la mort d’environ 2000 personnes auxquelles viennent s’ajouter celles qui souffrent de très graves effets secondaires, parfois très lourdement handicapants (des victimes succombent encore de ces effets). L’affaire révélée par Irène Frachon, pneumologue au CHU de Brest, a occupé une large place dans l’espace public : plusieurs livres et documentaires lui ont été consacrés. Le procès au pénal qui s’est déroulé en 2019 et 2020 a largement été couvert par les médias. Un film (La fille de Brest) est sorti en 2016. Ce livre, sous forme de bande dessinée, devrait intéresser un large public. Il est particulièrement utile au moment où s’ouvre le procès en appel.

Ceux qui n’ont suivi le sujet que de façon plus ou moins lointaine découvriront les tenants et aboutissants d’une affaire qui, loin du simple fait divers sanitaire et judiciaire, a jeté un éclairage cru sur les pratiques d’une entreprise pharmaceutique dignes de celles de l’industrie du tabac : mensonges, dissimulations, pressions, tentatives de corruption, mépris. Les auteurs parlent d’un « crime en col blanc » qui justifie le sous-titre du livre : « un crime chimiquement pur ». Ce crime a été commis dans un contexte d’indifférence ou de passivité bienveillante (voire de compromission) des autorités et des institutions dont le rôle est pourtant d’assurer l’information médicale et la sécurité sanitaire. Ainsi, en première instance, l’Agence nationale de sécurité du médicament (ANSM) a-t-elle été condamnée en 2020 à une amende de 303 300 euros pour homicides et blessures involontaires. Les Laboratoires Servier, au cœur de l’affaire, ont été condamnés à 2,7 millions euros d’amende pour tromperie aggravée et homicides et blessures involontaires, mais relaxés des chefs d’accusation d’« obtention indue d’autorisation de mise sur le marché » et d’« escroquerie » (un procès en appel 1 a commencé en janvier 2023).

Ceux qui connaissent en détail chacun des développements de cette histoire tentaculaire 2 découvriront dans l’ouvrage des documents inédits et, surtout, une fresque complète qui met l’ensemble de l’affaire en perspective.

Amphétamines, scandale précurseur de l’Isoméride aux États-Unis, médicaments détournés pour leurs propriétés coupe-faim, pressions et intimidations, « naufrage de l’agence du médicament » : tous les ingrédients d’un véritable roman scientifico-policier sont rassemblés. Malheureusement, ce n’est pas une fiction qui nous est contée. Si l’histoire a finalement connu un premier dénouement (le médicament a été retiré du marché en 2009, bien tardivement), c’est en très grande partie grâce à Irène Frachon. Elle a su non seulement alerter sur le drame en train de se jouer, mais elle a également pu prouver avec des études rigoureuses le rôle de la molécule incriminée alors que la réalité, connue de l’entreprise Servier, a été niée le plus longtemps possible par le laboratoire.

Le format « bande dessinée » pour traiter de sujets d’actualité n’est plus une nouveauté 3. Ici, le résultat est très réussi : le lecteur est captivé d’un bout à l’autre par un récit s’appuyant sur une ligne de dessin claire. Irène Frachon explique le choix de la bande dessinée plutôt que celui d’un nouveau livre en ces termes : « un livre serait tombé des mains de n’importe qui alors que je vous mets au défi de lâcher cette bande dessinée une fois que vous l’aurez ouverte » (France Culture, 9 février 2023). Effectivement… impossible d’arrêter la lecture une fois commencée. Bien entendu, ce mode d’expression personnalise le narratif autour d’une héroïne (Irène Frachon) et incarne les différents protagonistes de façon plus ou moins sympathique. L’émotion est ainsi présente au-delà du seul descriptif de l’affaire. Mais les auteurs ont abondamment sourcé les propos attribués aux différents personnages et donné toutes les références nécessaires pour rendre l’ensemble à la fois sérieux et solide. Ils se sont largement appuyés sur les milliers de pages des actes du procès au pénal, sur les récits des victimes, sur les déclarations dans la presse des principales personnes impliquées, sur les écrits de Jacques Servier, alors président de l’entreprise, mais qui, décédé en 2014, échappe au procès ainsi que sur les études scientifiques menées.

Sur le plan pénal, l’affaire n’est pas finie : le procès en appel3 vient de débuter (il devrait se terminer en juin 2023) et le long processus d’indemnisation des victimes se poursuit. Sur le plan politique, beaucoup de questions restent ouvertes, dont celle de savoir si toutes les leçons ont été tirées en termes d’organisation et d’indépendance de la pharmacovigilance.

1 Le parquet a fait appel de la relaxe partielle des Laboratoires Servier et, de leur côté, les laboratoires Servier font appel de leur condamnation.

2 Les lecteurs de Science et pseudo-sciences se réfèreront aux différents articles sur le sujet, en ligne sur le site https://www.afis.org/

3 Voir par exemple le récent ouvrage Le monde sans fin (Jean-Marc Jancovici et Christophe Blain, Dargaud 2021) et la note de lecture dans Science et pseudo-sciences n°340 (avril 2022).
https://www.afis.org/Le-monde-sans-fin