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Pollution de l’air : les raisons de la grande variabilité des évaluations

Publié en ligne le 18 mars 2025 - Environnement et biodiversité -

La pollution de l’air, que ce soit l’air ambiant (extérieur) ou l’air intérieur (domicile, travail, transports…) occupe une place médiatique importante avec des titres qui interpellent : « La pollution de l’air tue 50 000 personnes par an en France » (Le Point, 16 juin 2016), « 135 millions de morts prématurées en quarante ans » (20 minutes, 11 juin 2024), « La pollution de l’air tue 1 200 enfants et adolescents par an en Europe » (Le Monde, 24 avril 2023). La pollution de l’air est un vrai problème de santé publique. Mais pour l’appréhender, il est nécessaire de comprendre comment sont déterminés les nombres mis en avant et d’identifier les sources de la très grande variabilité des résultats, entre les différentes études et dans une même étude en fonction des différentes hypothèses.

Pollution de l’air extérieur

On peut trouver diverses estimations de l’impact sanitaire de la pollution de l’air extérieur. Ainsi l’Organisation mondiale de la santé (OMS) estime qu’en 2019 cette pollution était responsable de 4,2 millions de décès prématurés par an dans le monde [1], conséquence de l’exposition aux seules particules fines de diamètre inférieur à 2,5 microns (PM2.5). L’OMS s’appuie sur les données du projet Global Burden of Disease (GBD) mises à jour par l’Institute for Health Metrics and Evaluation (IHME) [2]. Pour la France, et sur ces mêmes données, l’IHME estime à 13 200 le nombre de décès annuels, avec une fourchette de précision entre 9 000 et 17 000 [3]. De son côté, Santé publique France a retenu, pour cette même pollution, les nombres de 48 000 décès annuels évitables pour la période 2007-2008 (rapport de 2016 [4]) et 40 000 pour la période 2016-2019 (rapport de 2021 [5]).

New York City, vue de Greenwich Village, John French Sloan (1871-1951)

Pour comprendre l’origine de ces importantes variations (du simple au triple), il faut se pencher sur les méthodes utilisées et sur les hypothèses qui sont faites.

Risques de décès pris en compte
La plupart des études, notamment internationales, estiment les augmentations des risques de décès séparément pour chaque maladie dont le risque est augmenté par la pollution de l’air. Le recensement de ces maladies se fait à partir de la littérature scientifique relative à la toxicité des différents polluants. Dans l’estimation des conséquences de l’exposition aux PM2.5, les maladies prises en compte sont les maladies cardiovasculaires, les cancers du poumon, les maladies respiratoires et le diabète de type 2 [6, 7].

Santé publique France, au contraire, étudie l’augmentation de la mortalité toutes causes confondues au lieu de l’augmentation cause par cause.

Estimation de l’augmentation des risques de décès en fonction de l’augmentation de la pollution
Pour chacune des maladies étudiées, on fait une synthèse quantitative de la littérature scientifique pour estimer l’augmentation du risque de décès en fonction de l’augmentation du niveau de pollution. Par exemple, pour 10 µg/m3 en plus de particules PM2.5, le risque de décès par cancer du poumon augmente de 9 %. Cette synthèse quantitative produit une estimation moyenne, ici 9 %, accompagnée d’une fourchette de précision qui entoure cette valeur, ici entre 4 % et 14 %.

Pour la mortalité toutes causes confondues, la synthèse des études disponibles donne des estimations entre 6 % et 15 %, mais Santé publique France a choisi l’estimation pessimiste de 15 %.

Scénario de référence
Le scénario de référence est un élément clé de l’évaluation. On calcule en effet le nombre des décès qu’on éviterait si le niveau de pollution était conforme à ce scénario de référence, au lieu du niveau de pollution observé.

L’OMS prend comme niveau de référence pour les particules PM2.5 une concentration de 10 µg/m3. Ce niveau de référence correspond à une valeur cible qui était jusqu’en 2021 l’objectif à atteindre, cet objectif étant depuis de 5 µg/m3 [8].

Santé publique France prend comme référence le niveau de pollution des 5 % des communes rurales les moins polluées (ce sont principalement des communes de montagne), ce qui correspond à 5 µg/m3. Ainsi, les 40 000 décès annuels seraient évités si toute la population française vivait dans ces conditions.

Le poids des hypothèses
L’importante discordance entre les nombres de décès attribuables à la pollution de l’air ambiant en France en 2019 – 13 200 selon l’OMS et 40 000 selon Santé publique France – provient donc des méthodes et des hypothèses différentes. En choisissant pour l’estimation de l’augmentation du risque en fonction de l’augmentation de la pollution l’estimation maximale compatible avec les données de la science, et en calculant le nombre de décès qu’on éviterait si la pollution ne dépassait pas 5 µg/m3, Santé publique France maximise le nombre de décès attribuable à la pollution.

Toutefois, cette agence a également inclus dans ses rapports la comparaison avec des estimations fondées sur des hypothèses alternatives. Avec un scénario alternatif dans lequel aucune commune ne dépasserait une pollution moyenne annuelle de 10 µg/m3, 18 000 décès annuels seraient évités (rapport de 2016). Cette estimation est assez proche de la borne supérieure de l’estimation de l’IHME évoquée plus haut. Dans son rapport de 2021, Santé publique France donne également des estimations en prenant la valeur du risque relatif utilisée par l’OMS (1,06 au lieu de 1,15). Elle arrive alors à une évaluation de 17 000 décès évités au lieu des 40 000 retenus.

Portrait de Luca Pacioli, attr. à Jacopo de’ Barbari (c.1460 ?-1516)
Né dans un milieu de marchands toscans, Pacioli devient l’un des grands esprits mathématiques de son temps. Son chemin croise longuement celui de Léonard de Vinci. Il publie plusieurs traités notables de mathématiques, dont une Somme qui constitue la base de ce qu’on appelle aujourd’hui la comptabilité.

Ainsi le nombre de 40 000 décès attribuables à la pollution de l’air extérieur en France correspond à un scénario extrême, tant du point de vue des hypothèses de risque relatif qu’en ce qui concerne le scénario de référence.

Cette confusion se retrouve dans les informations communiquées par l’Agence européenne de l’environnement (voir encadré plus bas).

Pollution de l’air intérieur

Les conséquences de la pollution de l’air intérieur sur la santé sont aussi diverses. Et beaucoup des informations dont dispose la population sont imprécises, discordantes voire trompeuses.

Dans le monde
Une estimation de l’OMS souvent citée [9] indique que « la pollution de l’air à l’intérieur des habitations a été responsable d’environ 3,2 millions de décès par an, en 2020, dont plus de 237 000 décès d’enfants de moins de 5 ans ». Mais il n’est généralement pas rappelé que la pollution de l’air intérieur mise en cause avec ces chiffres est spécifiquement celle liée au mode de cuisson « à l’aide de foyers ouverts ou de fourneaux inefficaces utilisant du pétrole, de la biomasse (bois, déjections animales, résidus agricoles) et du charbon ». Ces décès surviennent donc dans une partie de l’Afrique, de l’Asie, et de l’Amérique du Sud et ce risque ne concerne pas les pays développés. Relayer cette information sans apporter cette précision est trompeur, notamment si elle est utilisée pour caractériser la situation des pays développés.

Des informations en apparence diamétralement opposées

La variabilité des hypothèses et des scénarios de référence conduit à des informations en apparence diamétralement opposées. Cela peut se retrouver sur le site d’une même agence.

Ainsi, l’Agence européenne de l’environnement affirme-t-elle simultanément que « 96 % de la population urbaine de l’UE est exposée à des concentrations dangereuses de particules fines (PM2.5) » [1] et que « moins de 1 % des citoyens ont été exposés à des niveaux supérieurs aux normes européennes en 2022 pour les particules fines et le dioxyde d’azote » [2].

La première affirmation est très inquiétante, la seconde très rassurante. Les différences (1 % versus 96 %) s’expliquent principalement par le scénario de référence pris en compte. Dans le premier cas, c’est le seuil réglementaire de l’OMS de 2021 qui est retenu (5 µg/m3) alors que dans le second cas, ce sont les normes de l’Union européenne de 2022 (25 µg/m3).

Qualifier de « dangereuse » une exposition moyenne annuelle qui dépasse 5 µg/m3 est arbitraire et l’information selon laquelle 96 % de la population urbaine y est exposée devrait être accompagnée de la proportion de la population totale considérée ici comme urbaine.

Références
1 | Agence européenne de l’environnement, “Europe’s air quality status 2024”, page web, 6 juin 2024. Sur eea.europa.eu
2 | Agence européenne de l’environnement, “Exceedance of air quality standards in Europe”, page web, 21 mai 2024. Sur eea.europa.eu

En France
En 2014, pour la France, l’Agence nationale de sécurité sanitaire (Anses), en collaboration avec le Centre scientifique et technique du bâtiment et l’Observatoire de la qualité de l’air intérieur, évalue la mortalité totale due à la pollution intérieure à environ 20 000 par an [10]. Elle a pris en compte dans ses calculs six polluants principaux : benzène, trichloroéthylène, radon, monoxyde de carbone, particules en suspension dans l’air et fumée de tabac environnementale. Ces estimations portent sur les années 2004 à 2007 selon les polluants et concluent à environ 20 000 morts évitables au total.

Pour l’exposition aux particules, l’Anses arrive à un nombre de morts attribuables de 16 000, ce qui représente 80 % des décès imputables à la pollution de l’air. L’étude a pris comme indicateur la concentration en PM2.5 et suppose que 90 % du temps est passé à l’intérieur, ce qui intègre le temps passé dans d’autres lieux fermés que le logement (travail, transports). Elle estime par ailleurs que le risque de décès augmente de 6 % pour chaque augmentation de la pollution de 10 µg/m3, estimation tirée d’une enquête européenne [11].

Tout comme pour l’évaluation des impacts de la pollution de l’air extérieur, le scénario de référence joue un rôle clé. Les effets de la pollution particulaire de l’air intérieur sont ainsi évalués en calculant le nombre de décès qu’on éviterait si la concentration en particules fines était égale à 8,4 µg/m3 (correspondant à 5 % des logements les moins pollués dans une enquête réalisée dans un échantillon de 390 logements de non-fumeurs décrit comme représentatif [12]) au lieu des 15,2 µg/m3 (médiane des mesures réalisées dans la même enquête), soit 7,6 µg/m3 de moins. Les 16 000 décès attribuables à la pollution de l’air intérieur sont ensuite calculés à partir du nombre total de décès hors accidents et suicides en France métropolitaine dans la population de 30 ans et plus en 2004 (de l’ordre de 470 000).

Cette estimation est discutable parce que les données sur lesquelles elle repose sont très limitées (390 logements) et parce que le scénario alternatif est donné sans justification (un scénario où tous les logements seraient au niveau des 5 % des logements les moins pollués parmi ces 390 logements).

Le poids des hypothèses
Comme dans le cas de la pollution de l’air extérieur, les hypothèses de risque et le scénario de référence sont des facteurs clés qui peuvent conduire à des résultats très disparates.

Dans l’étude de l’Anses, les principaux risques identifiés sont ceux dus à la pollution de l’air par les particules fines, au radon et au tabagisme passif. Pour le reste, les risques sont très peu importants et correspondent à des fractions attribuables de 0,7 % des cancers du rein pour le trichloréthylène, et de 0,02 % de la mortalité toutes causes pour le monoxyde de carbone. Et la mesure de ces risques faibles, estimés en extrapolant des résultats observés dans des populations beaucoup plus exposées que la population générale, est toujours discutable.

L’Anses évoque aussi d’autres polluants, notamment l’amiante, l’ozone, les huiles essentielles, les bougies parfumées ou non, et les composés organiques volatiles dont le formaldéhyde, le bisphénol A, et le phtalate de di2-éthylhexyle (DEHP). Les effets de la plupart de ces polluants ne peuvent pas être estimés d’une façon fiable parce qu’il faudrait disposer d’une évaluation de l’exposition de la population et d’une estimation des risques en fonction de la dose. Et pour certains de ces polluants, la dose dans l’air intérieur est probablement tellement inférieure aux doses qui ont été étudiées que le risque ne peut qu’être infime. Par prudence, on peut éviter de polluer son logement en proscrivant notamment l’usage des bougies parfumées, des huiles essentielles et des bâtons d’encens.

Qualité de l’air intérieur et de l’air extérieur

Peut-on additionner les impacts de la pollution de l’air extérieur et ceux de la pollution de l’air intérieur ? Ainsi, par exemple, peut-on additionner les 40 000 décès prématurés estimés par Santé publique France pour la pollution de l’air extérieur par les particules fines et les 16 000 décès attribués par l’Anses à la pollution de l’air intérieur par ces mêmes particules ? Nous l’avons vu, les estimations sont variées, disparates et discutées [13].

Mais une autre raison conduit à ne pas faire cette opération. Pour l’air extérieur, les estimations supposent toutes une exposition sur 100 % du temps : elles évaluent donc les risques associés avec la pollution particulaire de l’air intérieur et extérieur, la seconde étant supposée identique à la première. Pour que les deux estimations puissent être additionnées, il faudrait attribuer à l’air intérieur seulement les effets de la pollution supplémentaire de l’air intérieur comparé à l’air extérieur.

Conclusion

La pollution de l’air est un véritable problème de santé publique. Déterminer les ordres de grandeur des problèmes auxquels la population est confrontée est un élément important pour orienter les priorités en santé publique. On l’a vu, l’évaluation des impacts de la pollution de l’air est très sensible aux hypothèses retenues.

Le nombre de décès imputable à la pollution de l’air est souvent comparé au nombre de décès attribuable au tabac ou à l’alcool. L’évaluation des nombres de décès attribuables à ces deux addictions repose exactement sur les mêmes principes : il faut identifier les maladies ou accidents dont le risque est augmenté par ces expositions, et estimer les augmentations de ces risques en fonction de la dose. Pour cela on dispose pour le tabac et l’alcool d’une masse de données très importante parce que les expositions sont extrêmement variables à l’intérieur de la plupart des populations. La seule chose plus simple est le choix du scénario de référence car prendre comme référence une situation sans consommation d’alcool et sans tabac est tout à fait réaliste puisqu’elle correspond déjà à la situation d’une partie de la population. Pour l’air que nous respirons, même en imaginant une société sans industrie, sans transport, sans infrastructure et sans service, il resterait des sources de pollution, par exemple la pollution particulaire en provenance des déserts, les rejets des éruptions volcaniques, et les conséquences de grands incendies. On est donc obligé de choisir un scénario de référence qui ne peut qu’être arbitraire donc discutable.

Rappelons que la France est un pays dans lequel on compte encore 30 % de fumeurs et où le tabac et l’alcool tuent respectivement 75 000 et 41 000 personnes chaque année [14, 15].

Références


1 | Organisation mondiale de la santé, « Pollution de l’air ambiant (extérieur) », page web, 19 décembre 2022. Sur who.int
2 | Organisation mondiale de la santé, “New memorandum of understanding between WHO and IHME brings better data and evidence for more informed decision-making for health”, note de service, juillet 2018. Sur who.int
3 | Global Burden of Disease, “GBD results”, site de données, 2021. Sur vizhub.healthdata.org
4 | Santé publique France, « Impacts de l’exposition chronique aux particules fines sur la mortalité en France continentale et analyse des gains en santé de plusieurs scénarios de réduction de la pollution atmosphérique », Rapport, janvier 2016.
5 | Medina S et al., « Impact de pollution de l’air ambiant sur la mortalité en France métropolitaine », Santé publique France, 2021.
6 | Organisation mondiale de la santé, “Ambient (outdoor) air pollution”, page web, 19 décembre 2022. Sur who.int
7 | Fuller R et al., “Pollution and health : a progress update”, Lancet Planet Health, 2022, 6 :e535-47.
8 | Organisation mondiale de la santé, « Lignes directrices OMS relatives à la qualité de l’air », résumé d’orientation, 2021. Sur who.int
9 | Organisation mondiale de la santé « Pollution de l’air à l’intérieur des habitations et santé », page web, 15 décembre 2022. Sur who.int
10 | Anses, « Étude exploratoire du coût socio-économique des polluants de l’air intérieur », Rapport d’étude, 2014.
11 | Declercq C et al., « Impact sanitaire de la pollution atmosphérique dans neuf villes françaises : résultats du projet Aphekom », Institut de veille sanitaire, 2012. Sur santepubliquefrance.fr
12 | Santé publique France, « Description du budget espace-temps et estimation de l’exposition de la population française dans son logement », Rapport, octobre 2010.
13 | Hill C, « Mortalité attribuable à la pollution en France »,
La Revue du Praticien, 28 mai 2024.
14 | Bonaldi C et al., « Estimation du nombre de décès attribuables au tabagisme, en France de 2000 à 2015 », Bulletin épidémiologique hebdomadaire, 2019, 15 :278-84.
15 | Bonaldi C, Hill C, « La mortalité attribuable à l’alcool en France en 2015 », Bulletin épidémiologique hebdomadaire, 2019, 5 :97-108.

Publié dans le n° 350 de la revue


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L'auteur

Catherine Hill

Catherine Hill est épidémiologiste et biostatisticienne, spécialiste de l’étude de la fréquence et des causes du (…)

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