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Scepticisme et esprit critique

Publié en ligne le 26 décembre 2022 - Esprit critique et zététique -

Le scepticisme, chez les philosophes grecs, est la doctrine selon laquelle l’esprit humain ne peut atteindre aucune vérité générale. Il s’oppose alors au dogmatisme qui affirme qu’il est possible d’arriver à des certitudes. Pyrrhon d’Élis (vers 360-275 avant l’ère commune) est sans doute la figure la plus emblématique du scepticisme. Il prônait une philosophie fondée sur le doute et la suspension du jugement (épochè). Selon le philosophe américain Richard Popkin (1923-2005), il était « un exemple vivant de scepticisme, doutant de tout et refusant d’affirmer la vérité de n’importe quel jugement allant au-delà de la façon dont les choses lui apparaissaient » [1]. Il prétendait que l’Homme ne peut atteindre aucune forme de connaissance, non pas en raison de la faiblesse de ses facultés, mais par le fait même des choses telles qu’elles sont.

La suspension du jugement entraînerait ainsi la tranquillité de l’âme et l’absence de troubles. Pour y parvenir, Pyrrhon utilisait l’indifférence et le doute de façon extrême : nous ne pouvons distinguer le bon ou le mauvais, le juste ou l’injuste, et nos sensations et nos opinions ne sont ni vraies ni fausses. L’existence des choses en soi n’est pas niée, mais nos sens et opinions ne nous permettent pas d’accéder à une quelconque vérité. Chez Pyrrhon, l’attitude sceptique consiste alors en une remise en question permanente des dogmes et de la doxa (sens commun, opinion).

Énésidème (Ier siècle avant l’ère commune) et Sextus Empiricus (IIe-IIIe siècle après l’ère commune) perpétuent et théorisent le scepticisme de Pyrrhon. Ils précisent les « raisons pour lesquelles on doit suspendre son jugement » [1] et refuser d’accepter pour vraies et acquises toutes sortes de choses portées à notre connaissance. Sextus définit ainsi le scepticisme par son but (atteindre la tranquillité de l’âme) et sa méthode (l’épochè ou la suspension du jugement).

Rejeter les affirmations dogmatiques ou insuffisamment étayées et accepter la faillibilité de nos croyances et connaissances [2] constituent ainsi un apport majeur du scepticisme antique à la pensée critique. Mais faire preuve d’esprit critique ne consiste pas pour autant à tomber dans un relativisme cognitif total, au contraire. Pour se positionner, trier, et faire des choix éclairés, il est nécessaire d’affirmer que toutes les opinions ne se valent pas et que certaines méthodes (dont les méthodes scientifiques) permettent d’atteindre un très haut niveau de fiabilité quant à la description et la compréhension du monde qui nous entoure.

Sextus et la méthode sceptique

Sextus, dans la première partie des Esquisses pyrrhoniennes, définit les traits caractéristiques du scepticisme : si la motivation du sceptique est « l’espoir d’atteindre la tranquillité » [3], le véritable principe constitutif du scepticisme est « qu’à tout argument s’oppose un argument égal ». Le sceptique a donc pour méthode de produire, face au dogmatique, des arguments opposés, permettant ainsi de suspendre son jugement.

On retrouve ici des éléments communs avec la pensée critique, notamment l’importance d’éviter de former des jugements erronés, parce qu’obtenus trop rapidement, sans examen minutieux des opinions reçues, mais également par la nécessaire évaluation de la fiabilité des preuves au travers de la production de contre-arguments. À la base de cette analyse se trouve le doute : le doute comme moteur de l’enquête sceptique.

Les Mathématiques,
Veloso Salgado (1864-1945)

Dubito ergo sum

Le doute constitue la base du scepticisme grec. Il est aussi associé aux écrits du philosophe René Descartes (1596-1650) qui l’installe au cœur de sa méthode. Celui-ci va placer le doute méthodique au centre de sa recherche de vérité, notamment pour éprouver la solidité de nos connaissances, qu’elles soient sensibles ou intelligibles (comme les mathématiques). Il va alors remettre en cause la totalité de nos savoirs. Mais ce doute, à la différence de celui des sceptiques grecs, n’est pas une finalité. Contrairement aux Pyrrhoniens, il lui attribue un rôle utile pour découvrir un critère de vérité absolu, et ainsi rebâtir nos connaissances sur des bases sûres. Il s’oppose alors à la pensée sceptique en affirmant qu’il existe des vérités que l’on peut atteindre.

De même, le philosophe écossais David Hume (1711-1776) ne considère pas le doute comme absolu et définitif, mais comme un élément à l’origine de l’enquête, invitant à la modestie et à la prudence, et nécessaire à l’utilisation de la raison : « En général, il y a un degré de doute, de circonspection et de modestie qui, dans toutes les sortes d’examen et de décision, doit accompagner à jamais un homme qui raisonne de façon correcte » [4]. Il évoque ainsi plusieurs formes de scepticisme. Celui, « antérieur » à toute étude, qui permettrait d’éviter l’erreur et les jugements précipités. Celui qui réfère à un doute qu’il nomme cartésien, qui serait universel et s’avèrerait totalement inefficace à remplir sa fonction de recherche de vérité. Mais il identifie aussi un doute plus modéré et raisonnable qui permet de réfléchir et d’avancer avec prudence dans nos raisonnements, allant de nos principes « clairs et évidents » vers la vérité et « la stabilité et la certitude convenables dans nos déterminations ».

C’est ce doute qui, pour le penseur critique d’aujourd’hui, permet d’éviter la crédulité, qui invite à se méfier des évidences toutes faites, sans pour autant tout remettre systématiquement en cause. C’est un doute qui permet le discernement. À ce titre, un tel doute est le moteur de la vigilance épistémique [5] : il fonctionne, en toile de fond, à l’affût des incohérences, des affirmations dogmatiques non justifiées, des sources d’informations frelatées et de nos processus cognitifs imparfaits. C’est un doute modéré car il sait aussi se transformer en confiance raisonnable en la fiabilité de nos processus cognitifs et en la fiabilité des informations reçues lorsque celles-ci ont passé le filtre de l’analyse. Une personne guidée par ce doute est capable de réguler sa confiance et sa vigilance, et sait placer son curseur sur un continuum allant d’une méfiance légitime à une confiance éclairée. C’est ce doute modéré qui permet d’initier l’enquête, le questionnement. Mais pour qu’il soit efficace, il faut lui adjoindre des méthodes, des critères d’évaluation permettant de ne pas faire tout et n’importe quoi, de ne pas tout accepter, ni tout rejeter sans discernement.

Tel que décrit ici, le scepticisme modéré se sert du doute comme un moyen de ne pas prendre nos désirs pour des réalités, de remettre en cause nos croyances, de prêter attention aux éléments contraires à nos opinions et de faire preuve de discernement. Ce doute nous invite à plus de prudence dans nos prises de décisions et à prendre en compte les limites de nos facultés. Le scepticisme modéré est, à ce titre, une forme de disposition assez proche de l’humilité intellectuelle et de l’ouverture d’esprit.

Quid de la suspension du jugement ?

Après avoir tourné ses doutes vers lui-même puis vers les autres, après avoir examiné si l’information reçue était plus ou moins fiable, le penseur critique pourrait être tenté de remettre en cause certaines de ses croyances et de changer d’avis ou, au contraire, de conserver ses opinions de base. Mais il pourrait aussi estimer que l’ensemble des éléments dont il dispose ne lui permet pas de trancher. Que faire alors ? Suspendre son jugement ? Certainement, mais ce qui compte ici c’est l’enquête, la recherche menée pour tenter d’arriver à une conclusion et tout le processus d’évaluation des preuves et arguments récoltés.

Cette situation n’est pas du tout identique à celle où il n’y aurait aucun élément à notre disposition ni aucune enquête menée. Que faire alors dans le cas où nous ne disposons pas de suffisamment de données ? Si nous n’avons aucune information fiable sur le problème soulevé ? Si les preuves manquent ? Si nos connaissances sur la question sont minimes ? Que faire si notre avis est sollicité sur un sujet dont nous ne savons rien ? A priori, c’est à ce moment-là qu’il faudrait, dans un premier temps, rechercher les éléments qui permettent de se prononcer. Mais si l’enjeu, l’intérêt ou le temps dont on dispose à consacrer au sujet est limité, alors il est tout à fait raisonnable de suspendre son jugement et de le dire : la suspension du jugement n’est pas un jugement, c’en est justement l’absence, temporaire, faute de mieux. On l’exprime pour soi et pour autrui : « Je ne sais pas ». Nous reconnaissons ainsi intérieurement et publiquement notre incapacité à pouvoir juger.

Prenons un exemple (presque) fictif : si je n’ai aucune connaissance ni information à ma disposition sur les échanges entre physiciennes et physiciens opposant la gravitation quantique à boucles et la théorie des cordes, je devrais suspendre mon jugement. En revanche, si j’ai connaissance de preuves contraires et équivalentes après avoir mené mon enquête avec sérieux et minutie, alors je devrais conclure que je ne suis pas capable de trancher entre ces deux théories. Dans les deux cas, je suspends mon jugement, mais les processus qui y conduisent ne sont pas du tout identiques.

Puis-je vraiment suspendre mon jugement ?

Ainsi, il est en théorie possible – sous réserve d’un effort substantiel – d’admettre son ignorance et de suspendre ostensiblement son jugement. Cependant, sur de nombreux sujets, nous avons l’illusion de connaissance : nous croyons savoir, ce qui nous conduit bien loin de la suspension du jugement. Cette illusion est accentuée par notre aversion pour l’incertitude en situation de devoir choisir, situation d’inconfort cognitif que nous tentons d’éviter. Le besoin de « clôture cognitive » [6], ce désir d’obtenir des réponses fermes, quelles qu’elles soient, plutôt que de rester dans l’incertitude, est une motivation forte pour accepter des explications parfois infondées. Des raisons sociales ont également leur importance dans la difficulté rencontrée à suspendre l’expression du jugement. La peur de passer pour incompétent ou la satisfaction de contenter notre interlocuteur nous poussent souvent à en dire trop, ou du moins bien plus que ce qui se justifierait.

La Jeune Fille au livre
José Ferraz de Almeida Junior (1850-1899)

En cela, la suspension du jugement est loin d’être facile à assumer (et souvent pour de bonnes raisons, comme la nécessité d’agir et donc d’effectuer un choix concret). Elle ne doit pas non plus être confondue avec le choix rationnel de reconnaître l’équivalence des arguments et preuves opposées. Elle reste toutefois une attitude qui, si nous la cultivions et la pratiquions à bon escient, présenterait bien des avantages, dont celui de produire l’expression d’une saine reconnaissance de notre ignorance, une forme de sagesse trop souvent oubliée.

Références


1 | Popkin R, Histoire du scepticisme : de la fin du Moyen Âge à l’aube du XIXe siècle, Agone, 2019.
2 | Caroti D, « Humilité épistémique et pensée critique », SPS n° 339, janvier 2022.
3 | Empiricus S, Esquisses pyrrhoniennes, Seuil, 1997.
4 | Hume D, Enquête sur l’entendement humain (édition de 1748), Flammarion, 2005.
5 | Sperber D et al., “Epistemic vigilance”, Mind & Language, 2010.
6 | Webster DM, Kruglanski AW, “Individual differences in need for cognitive closure”, Journal of Personality and Social Psychology, 1994.

Publié dans le n° 341 de la revue


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L' auteur

Denis Caroti

Enseignant de physique-chimie, formateur et docteur en philosophie sur la formation à l’esprit critique (2022). (...)

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