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Sevrage tabagique et pseudo-sciences

Publié en ligne le 30 juin 2004 - Tabac -

En thérapeutique, les médecines douces et les pseudo-sciences ont de nombreux champs d’application. Parmi ceux-ci, l’aide à l’arrêt du tabac est un des domaines où fleurissent ces pata-médecines (selon la terminologie de M.-F. Kahn), mais aussi d’innombrables arnaques.

Des fumeurs lucides mais sous dépendance

Cela s’explique par les caractéristiques du tabagisme. Il y a en France 12 à 14 millions de fumeurs de cigarettes, dont la consommation moyenne est de 15 cigarettes/jour ; la moitié d’entre eux, soit 5 à 7 millions consomment 15 cigarettes par jour et plus : ils sont à la fois à haut risque et dépendants. Deux tiers d’entre eux disent souhaiter arrêter de fumer, mais en fait 10 à 20 % seulement sont réellement motivés et surtout très peu réussissent, soit moins de 5 % avec un recul d’un an.

Il y a donc un paradoxe apparent entre un risque parfaitement connu de la majorité de la population, y compris celle des fumeurs, et la persistance de cette consommation dangereuse.

La raison en est maintenant établie : le tabagisme est pour la majorité des fumeurs, un comportement renforcé par une dépendance pharmacologique, dont la nicotine est la principale responsable. Il doit être considéré comme une maladie chronique, dont le traitement comporte plusieurs étapes :
 Évaluer et renforcer la motivation à l’arrêt : celle-ci est l’élément essentiel ; elle est toujours le fruit d’une lente maturation qui peut porter sur une ou plusieurs décennies.
 Aider à l’arrêt : c’est la phase dite de sevrage.
 Prévenir et traiter les rechutes.

À chacune de ces étapes correspondent des stratégies différentes qui doivent être adaptées au degré de motivation à l’arrêt.

Comme toute dépendance, le tabagisme résulte toujours de la conjonction de trois facteurs simultanément présents :
 un environnement, un milieu socio-culturel ;
 une substance à effets psychoactifs (la nicotine) ;
 un individu avec sa vulnérabilité psychologique.

Une conjugaison de facteurs qui rendent l’arrêt difficile

Document 1 : Évolution naturelle de l’abstinence tabagique (d’après Sachs II).

Tout fumeur, si sa motivation est forte, peut arrêter de fumer. Les courbes de pourcentage de durée d’abstinence montrent bien qu’en l’absence d’une aide psychologique ou pharmacologique, le nombre de réussites diminue rapidement (document 1) ; mais il est encore de 50 % après 2 semaines et de 35 % après 1 mois, pour tomber à 10 % à 1 an.

Un élément essentiel de pronostic est l’intensité de la dépendance, mesurée par le questionnaire de Fagerström (document 2). Pour les dépendances < 5, il n’y a pas de différence entre le produit actif (ici la gomme-nicotine) et le placebo, avec un taux de succès à long terme de 40 à 50 %. En revanche lorsque la dépendance est présente, ce taux baisse rapidement et il est de moins de 10 % pour les scores > 8 (document 3). Le nombre de cigarettes n’est pas un critère suffisant de gravité : on peut fumer 15 à 20 cigarettes et ne pas avoir de dépendance physique.

Document 2


Test de dépendance à la nicotine
D’après Fagerström
1) Dans quel délai après le réveil fumez-vous votre première cigarette ?

moins de 5 minutes 3
6 à 30 minutes 2
31 à 60 minutes 1
Après 60 minutes 0

2) Trouvez-vous difficile de ne pas fumer dans les endroits interdits ?

oui 1
non 0

3) Quelle cigarette trouvez-vous la plus indispensable ? laquelle aimeriez-vous le moins abandonner ?

la première 1
une autre 0

4) Combien de cigarettes fumez-vous par jour ?

10 ou moins 0
11 à 20 1
21 à 30 2
31 ou plus 3

5) Fumez-vous de façon plus rapprochée

— dans la première heure après le réveil

oui 1

— que pendant le reste de la journée ?

non 0

6) Fumez-vous même si une maladie vous oblige à rester au lit ?

oui 1
non 0

Interprétation
0-2 : pas de dépendance 3-4 : dépendance faible
5-6 : dépendance moyenne 7-8 : dépendance forte 9-10 : dépendance très forte

Document 3 : Pourcentage de succès à 2 ans et score de dépendance à la nicotine : gomme-nicotine 4 mg contre placebo (d’après Blondäl T).

Ainsi, certains fumeurs, même avec une consommation apparemment importante, s’ils sont bien motivés et peu dépendants réussissent à cesser de fumer en utilisant telle ou telle méthode, dont ils entretiennent la fallacieuse mais profitable notoriété. Par contre, si la dépendance est importante, l’arrêt brutal des apports de nicotine va être à l’origine de perturbations très pénibles (le syndrome de sevrage), qui vont plus ou moins rapidement conduire à la reprise des cigarettes.

Le danger des médecines douces : renforcer la frustration

Certains spécialistes de Santé Publique défendent ces « méthodes » en soutenant que l’essentiel est d’obtenir l’arrêt du tabac, quelle que soit la thérapeutique utilisée. Certes, le fait de croire à une « méthode » peut renforcer la motivation du fumeur et augmenter ses chances de réussite. Mais pour les « gros » fumeurs, l’échec va aboutir à un sentiment de culpabilité et à une perte de motivation qui peut durer plusieurs mois, voire plusieurs années. C’est particulièrement vrai si la somme dépensée pour arrêter de fumer a été importante, ce qui est hélas fréquemment le cas dans toutes les médecines « parallèles ». « C’était cher et cela n’a pas marché, donc rien ne marche ! ». Et ainsi vont se poursuivre de longues périodes de tabagisme avec tous les risques que cela comporte. En ce domaine comme dans d’autres, si ces médecines sont douces, elles ne sont pas sans risques !

Ces « méthodes » peuvent être schématiquement divisées en deux groupes : les méthodes pratiquées par des médecins ou des psychologues et les arnaques.

Les « méthodes » pratiquées par des médecins ou des psychologues

Elles sont la survivance des années 1970 et antérieures, où rien ou presque n’existait de réellement efficace et où toutes les approches pouvaient être essayées.
Méthodes fondées sur le soutien psychologique, la thérapie de groupes...
De tels soutiens ou thérapies ne sont jamais sans intérêt. Il en est ainsi de la « méthode psychologique », de la « méthode Carr », de « Victoire sur le tabac » et surtout du « Plan de 5 jours ». Ce dernier a été développé aux États-Unis par les Adventistes du 7ème jour ; il réunit des fumeurs volontaires pendant 5 séances de suite, en donnant des informations sur les risques du tabac avec images impressionnantes, incitations incantatoires à l’arrêt, conseils diététiques... Des succès sont rapportés, plus de 80 % à 5 jours, mais il n’y a aucun suivi, aucune évaluation à moyen ou à long terme. Cette approche qui par ailleurs n’implique aucun aspect financier
peut aider certains fumeurs, les moins dépendants, à arrêter. Mais les autres devraient être avertis, ce qui n’est pas fait à notre connaissance, qu’en cas d’échec ou de rechute, ils ne doivent pas se désespérer et impérativement consulter leur médecin traitant.
Les « méthodes traditionnelles »
Il était usuel dans les articles médicaux des années 70 sur l’arrêt du tabac d’énumérer en une longue litanie les « méthodes », chacune défendue par de chauds partisans et poursuivie sans esprit critique et sans évaluation. Il y avait ainsi :>
 l’acupuncture, qui rééquilibre l’énergie, le « ying » et le « yang » ;

 l’auriculothérapie, le « fil d’oreille », spécialité française reposant sur l’idée que le pavillon de l’oreille représenterait l’image inversée du corps !
 l’inévitable homéopathie, pour soigner le terrain ;
 la mésothérapie, avec ses injections multiples de mélanges, recettes souvent secrètes ;
 l’hypnose, auréolée de son mystère.

Les études thérapeutiques et les méta-analyses faites ces dernières années ont établi avec certitude qu’aucune de ces « méthodes » n’avait la moindre action réelle et qu’il n’y avait aucune différence entre les groupes traités et les groupes placebo.

Les arnaques

Document 4 : Exemple de publicité.

Elles sont proposées par des entreprises en quête de profit et par de véri tables charlatans non médecins, attirés par l’appât du gain. En ce domaine, l’imagination est sans limite... :
 une pierre volcanique placée dans le paquet de cigarettes et absorbant la nicotine ;
 le fume-cigarette « Denicotea » ;
 un appareil perforateur de filtres, le « Cigasoft » ;
 l’hélium sous forme de granules diffusées par la société internationale de biothérapie gazeuse ;
 et surtout le laser, actuellement à la mode et utilisé très largement dans des « Centres anti-tabac », par des non-médecins, formés en une journée dans un « Institut européen » qui fournit l’appareil ! De nombreuses publicités (document 4) s’étalent dans les hebdomadaires et les petits journaux, à grand renfort d’arguments dans un jargon pseudo-scientifique : rééquilibrer l’énergie, éliminer les toxines, renforcer les défenses naturelles, stimuler les endorphines et les neurotransmetteurs.

Les succès allégués sont extraordinaires, avec des arrêts certifiés par huissier dans 80 à 90 % des cas, et remboursement en cas d’échecs ! Ces « méthodes » sont évidemment très coûteuses, de l’ordre de 100 à 300 euros pour une ou deux séances et cela « rapporte gros » à leurs promoteurs. Ce sont des escroqueries qui ont du reste été condamnées en justice à plusieurs reprises pour « publicité mensongère ».

Un terreau pour l’irrationnel

On peut se demander pourquoi l’arrêt du tabac est un domaine où ont fleuri, mais hélas continuent à fleurir les pseudo-sciences et chercher avec I. Rosner 1 les raisons du succès de ces « méthodes » magiques.
La première tient aux caractéristiques même du tabagisme, qui est à la fois un comportement et une dépendance où les facteurs psychologiques jouent un rôle essentiel. L’effet placebo y est donc très important.
Deux autres facteurs jouent un rôle malheureusement indéniable et on les retrouve dans d’autres domaines :
 La crédulité humaine qui est souvent sans bornes ; elle est entretenue par les journaux, la radio, la télévision, qui se précipitent sur le « sensationnel » et le diffusent comme des faits réels sans le moindre contrôle possible. Il faudrait que l’esprit scientifique soit enseigné dès le plus jeune âge 2.
 L’absence d’esprit critique, la foi de certains médecins dont la psychologie a été bien analysée dans plusieurs ouvrages, tels ceux de C. Got 3, M. Tubiana 4, J. Hamburger 5. Il faut y ajouter l’existence possible de certains traits de personnalité, telle la personnalité schizo-typique, avec un attrait pour la pensée magique et une croyance en des pouvoirs spéciaux, tel l’item « transcendance » dans le questionnaire des personnalités de Cloninger.

Enfin le caractère récent des connaissances en ce domaine explique aussi le succès de toutes ces « méthodes ».

Des stratégies récentes qui font leurs preuves

En effet, depuis une ou deux décennies on connaît mieux le mécanisme de la dépendance tabagique, mécanisme complexe où sont intriqués des processus comportementaux et pharmacologiques. Il n’y a pas et il ne peut pas y avoir de « méthode » unique ; s’il en était ainsi, il y a longtemps que le problème du tabagisme serait résolu... L’aide proposée doit être adaptée aux caractéristiques de chaque fumeur qui se définissent par la nature et l’importance de la dépendance, le degré de motivation, la confiance en soi, les troubles anxieux et dépressifs, le type de personnalité.

Actuellement seules certaines stratégies ont apporté la preuve réelle de leur efficacité :
 les substituts nicotiniques : timbres, gommes, pastilles, inhaleurs, à condition d’être employés à doses et durée suffisantes.
 certains psychotropes à action spécifique sur le besoin de fumer tel le Bupropion.
 certains antidépresseurs sérotoninergiques, en cas de troubles anxio-dépressifs.
 les thérapies comportementales et cognitives (T.C.C.), élément encore trop peu utilisé, qui renforcent l’efficacité de toutes les médications précédentes.

La tabacologie : une spécialité médicale jeune et prometteuse

La multiplicité des facteurs physiologiques et psychologiques intervenant dans l’évolution du tabagisme explique combien il est difficile d’évaluer les effets de telle ou telle thérapeutique et l’importance de l’effet placebo. La motivation du sujet, la confiance pour l’arrêt sont des éléments essentiels, mais subjectifs. Un accompagnement et un suivi prolongé sont toujours indispensables.

Malheureusement, malgré le caractère spectaculaire de ces progrès, l’évolution reste obligatoirement lente ; tout ne peut pas se faire immédiatement.

La tabacologie est une spécialité émergente, toute jeune encore. Jusqu’à une date récente (année 2000), les dépendances « alcool-tabac » n’étaient pas enseignées aux étudiants en médecine. Un budget « soins en tabacologie » et formation des médecins généralistes existe seulement depuis avril 2000 (Plan Kouchner).

Un D. U. de Tabacologie est né en 1986 à Paris, mais des diplômes similaires n’ont été créés que récemment dans les C. H. U. Régionaux.

Arrêter de fumer ?
un ouvrage de Gilbert Lagrue

Pourquoi fume-t-on ? Comment agit la nicotine, ce psychotrope puissant, responsable de toutes les sensations agréables produites par l’inhalation de la fumée ?
Pourquoi est-il si difficile de s’arrêter, alors que la santé et parfois même la vie sont en jeu ?
Ce livre provocant s’adresse aux fumeurs et à tous ceux qui sont intéressés par les mystères du comportement humain. Il leur apporte une approche nouvelle pour comprendre le tabagisme et les aider à se délivrer du piège dans lequel ils sont enfermés : comment décider d’arrêter de fumer ?
Quelles sont les différentes méthodes et que faut-il en penser ? Comment lutter contre la dépendance physique et psychologique ? Comment ne pas reprendre ?

Gilbert Lagrue, Arrêter de fumer ?
2000, Éditions Odile Jacob, collection Sciences Humaines, 19 €.

Récentes également sont les conférences de consensus (États-Unis 1996, France 1998, Angleterre, Canada) qui ont fait le point des connaissances et établi les règles thérapeutiques.

La magie reculera devant les connaissances accumulées

Actuellement les structures et les médecins capables de prendre en charge l’aide à l’arrêt du tabac sont encore trop peu nombreux. Aujourd’hui, parmi les fumeurs les plus dépendants, soit 20 % d’entre eux, ce qui représente 2,5 à 3 millions de Français, seulement 5 % peuvent trouver rapidement le soutien médicalisé efficace. Les autres sont alors angoissés, en état de détresse, surtout s’ils sont victimes d’une maladie liée au tabac ! Ils constituent évidemment la proie rêvée pour les apôtres de ces « méthodes magiques » ; l’échec est inéluctable, ce qui renforcera leur dépendance. L’aide à l’arrêt du tabac venant seulement de sortir de l’empirisme, l’expérience passée montre bien qu’elles se nourrissent de l’insuffisance de thérapeutiques réellement efficaces. A partir du moment où les connaissances ont suffisamment progressé, les illusions disparaissent progressivement. Il en fut ainsi pour la tuberculose, l’hypertension artérielle... Les traitements magiques ne disparaissent finalement qu’avec leurs inventeurs et partisans.

L’évolution s’est faite progressivement, surtout à partir du moment (dans les années 80) où dans les pays anglo-saxons les recherches scientifiques se sont développées, avec leurs corollaires et l’apparition de thérapeutiques réellement efficaces.

Dès 1977, début de mon implication dans ce domaine, j’avais entrepris cette démystification au milieu du scepticisme général. C’est un long combat que je mène sans trêve et sans découragement.

1 « Pourquoi la floraison des médecines alternatives » in SPS n° 250, décembre 2001, p. 39.

2 Cf. G. Charpak et Broch : Devenez sorciers, devenez savants, Odile Jacob (voir SPS n° 252, mai 2002, p. 48)

3 Claude Got, La santé, Flammarion 1992, présenté par Michel Rouzé dans SPS n° 198, juillet 1992, p. 18.

4 Maurice Tubiana, La lumière dans l’ombre : le cancer hier et demain, 1991, Odile Jacob.

5 Jean Hamburger, Dictionnaire promenade, 1989, Le Seuil, ouvrage épuisé.


Thème : Tabac

Mots-clés : Médecine - Pseudoscience